Le Japon
le reste du monde en guerre.
L’H. : Il y a enfin les spoliations économiques ?
J.-L. M. : Oui, j’ai déjà dit quelques mots du travail forcé qui touche les prisonniers occidentaux ; il concerne également la population des territoires occupés. Les colonies (principalement la Corée et Taiwan) sont cependant moins cyniquement traitées que les pays conquis, englobés à partir d’août 1940 dans une bien mal nommée « sphère de coprospérité de la Grande Asie de l’Est », dont Tokyo prétend assurer l’autosuffisance, après l’avoir « libérée » de l’impérialisme occidental. Elle se transforme rapidement en « sphère de co-pauvreté », à une échelle jusque-là inconnue, et plus encore d’exploitation forcenée des ressources comme des populations, au service de l’effort de guerre nippon.
En Indonésie, on appelle jusqu’à aujourd’hui les travailleurs forcés, dont la condition est quasiment servile, les romusha (« travailleur » en japonais). Les conditions de travail sont terrifiantes, avec une mortalité très élevée, souvent supérieure à celle des prisonniers de guerre occidentaux, entre autres parce que les romusha ne bénéficient pas des soins des médecins militaires.
L’exploitation des ressources fut assez comparable à ce qu’on connaissait alors en Europe. Une grande partie de la production est captée par l’armée japonaise, surtout le riz, les plantes textiles et les matériaux stratégiques, à commencer par le pétrole. On recourt aux réquisitions, aux cultures forcées, aux livraisons à prix imposés, au marché noir, et souvent au pillage pur et simple. Une fois les réserves de riz épuisées, et alors que les communications sont de plus en plus entravées par ledéveloppement des opérations militaires, soit à partir de 1944, une famine généralisée tend à se développer. Elle fera à Java environ 2 millions de morts (sur les 50 millions d’habitants de l’île). De la même manière on comptera au moins 500 000 victimes au Tonkin. Dix pour cent de la population de la prospère Singapour périt en 1944-1945, principalement de maladies induites par la faim.
On peut aussi ajouter que l’armée japonaise s’est transformée en Chine en véritable pourvoyeuse de drogue. Pour se rallier à bon compte les collaborateurs chinois, elle a encouragé et facilité à leur intention le trafic d’opium et d’héroïne, qui avait été largement éradiqué auparavant. La consommation d’opiacés va connaître une véritable explosion, grâce à une armée japonaise qui va jusqu’à convoyer la drogue ou patronner sa commercialisation. Cela aura un impact social considérable dans des villes comme Nankin ou Shanghai, où la criminalité explose.
L’H. : Pourquoi toutes ces exactions ?
J.-L. M. : Les exactions n’obéissent pas à une logique fondée sur une idéologie exterminationniste. Encore une fois, je voudrais souligner qu’il n’y a pas de politique génocidaire, et pas même de politique systématique de massacres.
Ce qui est à l’inverse frappant, c’est l’extraordinaire facilité avec laquelle les soldats japonais tuent, parfois seulement pour s’amuser. En Chine, on fait des concours de tirs sur des passants, on s’exerce au maniement du sabre ou de la baïonnette sur des cobayes humains. Cette facilité du passage à l’acte ne constitue pas un quelconque invariant de la psyché nippone. Elle se rattache clairement au contexte idéologique des années 1930 et 1940. Dans ce contexte, l’État et la collectivité, définis dans les termes nébuleux de la mystique impériale, sont placés au-dessus de tout, l’individu n’est plus rien. Significativement, les militaires et les médecins de l’unité 731, à Harbin, appelaient les cobayes humains utilisés pour leurs expériences des maruta, c’est-à-dire des « morceaux de bois ». L’individu n’est plus qu’un objet, corvéable à l’infini, chair à canon, et sur lequel il devient licite de frapper, même à la hache…
Cela concernera aussi les Japonais eux-mêmes. Vers la fin de la guerre, lors de la bataille d’Okinawa, l’armée japonaise n’hésitera pas à se servir de civils comme de boucliers humains.
L’H. : Il n’y a pas eu de résistance à cette idéologie ?
J.-L. M. : Très peu. Il n’y a pas eu de mouvements organisés, au moins à l’intérieur du pays. Certains intellectuels, chrétiens en particulier, ont
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