Le Japon
milliers de sujets qui n’ont eu, jusque-là, pas même le droit de lever les yeux sur lui, les journalistes lui donnent le surnom moqueur de M. Assô (« M. Ah bon »), car c’est en général les seules paroles qu’il prononce devant ses interlocuteurs !
Mais très vite cette évolution vers une monarchie plus proche du peuple s’interrompt. Hiro-Hito se cloître à nouveau dans son palais d’Akasaka, où, derrière l’enceinte de pierre et protégé par un dispositif électronique perfectionné, il se sent plus à l’aise, bien que soumis à la pesanteur des rites. Bernard Dorin, ambassadeur de France, rapporte ainsi à Edward Behr de quelle façon, en 1987, pour présenter ses lettres de créances, il est prié par le chambellan de la maison impériale de garder en présence du souverain les yeux baissés, car on ne regarde pas le soleil ! Tandis que dans la chambre de l’empereur, meublée à l’occidentale, nul serviteur n’est habilité à pénétrer en sa présence. Les aliments qu’il consomme sont toujours goûtés et, à son grand désagrément, on continue de lui interdire de déguster le fugu , ce poisson-chat au poison mortel qui nécessite pour son apprêt des cuisiniers spécialisés. Cependant,téléspectateur assidu, l’empereur se tient au courant des actualités. Et jusqu’à la fin, il continue de lire les documents officiels, sur lesquels il doit parfois apposer son sceau.
Une partie du PLD (le parti libéral démocrate, né de la fusion des libéraux et des démocrates, le 15 novembre 1955), ainsi que l’extrême droite réclament d’ailleurs régulièrement une révision de la Constitution qui rehausserait le pouvoir réel, sinon le prestige, de la fonction impériale. Quant au peuple japonais, il ne voit plus son souverain qu’en de rares occasions, par exemple tous les 23 novembre, lors du rituel des prémices de la récolte du riz, lorsque la télévision montre sa vieille silhouette courbée sur les plants ; ou bien quand il assiste aux tournois de sumo, sport national ; ou encore, le jour de son anniversaire, lorsque la foule vient l’acclamer à son palais en agitant des milliers de drapeaux nationaux.
La mort de Hiro-Hito, le 7 janvier 1989, marque une rupture. Son agonie, qui dure cent onze jours, prolongée par les médecins grâce à d’incessantes transfusions sanguines, est surmédiatisée, et suivie religieusement par une partie du peuple ? pas, toutefois, par la nouvelle génération qui, dans sa grande majorité, juge que le mythe impérial appartient au passé. Tandis que lors de ses funérailles, ainsi qu’à l’occasion de l’intronisation de son fils Akihito, les anciens rites shintoïstes ne manquent pas d’être célébrés, ce qui provoque une vive controverse, une partie de l’opinion publique voyant là une entorse grave à l’esprit de la Constitution qui stipule que le shintô n’est plus religion d’État.
Quant à la responsabilité de Hiro-Hito dans la dernière guerre, personne n’y fait alors allusion, si ce n’est le maire de Nagasaki, ce qui lui vaut d’être grièvement blessé par des militants d’extrême droite, et certainsjournaux étrangers, australiens, mais surtout anglais : pour le Star de Londres, « Hiro-Hito est un boucher pire que Hitler », alors que le Sun promet « l’enfer à ce véritable empereur du diable »…
Il n’empêche. Les quelque 160 délégations nationales qui assistent aux grandioses cérémonies de deuil, sous une pluie glaciale et au son des flûtes de la musique de cour, montrent bien par leur présence que le Japon de cette fin de siècle, deuxième puissance économique du monde, rival des États-Unis, est définitivement sorti de l’humiliation de 1945. Hiro-Hito clôt son long règne de gloire et de défaites par l’image de la fierté nationale reconquise.
Notes
54 . L’article 9 de la Constitution énonce l’interdiction faite au souverain de déclarer la guerre et de maintenir des armées nationales.
55 . Il s’agit des territoires de Kiao-Tchéou comprenant la ville de Tsin-Tao sur la côte Pacifique de la Chine, ainsi que la Micronésie allemande au nord de l’équateur qui comprend les îles Marshall, les Carolines, les Mariannes et Palau.
56 . Principalement un élargissement des possessions japonaises et l’interdiction de toutes concessions à une autre puissance étrangère.
57 . Il n’est pas pour autant mis un terme aux assassinats
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