Le jardin d'Adélie
bénisse, mes filles, Dieu vous bénisse pour ces bonnes provisions que vous apportez à nos malades, dit l’abbé qui tint à les saluer en personne.
— Bonjour, mon père, dit la femme enceinte en tendant le panier.
— Accompagnez-moi dans le jardin, voulez-vous ? Les jeunes plants y sont si agréables à regarder. Comment se porte votre famille ?
— Bien, merci…
— Sauf notre vieux, comme d’habitude, intervint familièrement la domestique.
— Desdémone !
— Quoi, c’est la vérité, maîtresse. À quoi bon s’en cacher ? Tout le monde le sait.
— Firmin se rend-il donc encore coupable d’abus ? demanda Antoine.
La jeune femme soupira avec résignation. Les premières pousses du potager la réconfortèrent quelque peu et elle consentit à parler.
— Hélas. Mon beau-père a encore trop bu hier soir. Il a vomi dans l’escalier et aurait boulé tout en bas si Desdémone n’était pas arrivée à point pour le retenir. Mais, au moins, il ne bat plus personne.
L’abbé secoua tristement la tête. Même dans sa jeunesse, ce pochard n’avait jamais été très fiable. Et maintenant qu’il vieillissait tout en réussissant à conserver une santé presque indécente, il était devenu une bouche inutile et insatiable, un souci de plus pour cette famille pieuse au sein de laquelle trois beaux enfants grandissaient. L’abbé était au courant qu’à la fin de cet hiver-là le petit dernier, qui n’était pas âgé de deux ans, avait été mis en terre ; mais la jeune mère avait porté son deuil avec la même sérénité vaillante qu’aujourd’hui elle mettait à nourrir en son sein une autre jeune vie prête à éclore. Firmin aurait dû être fier de tout cela. Au lieu de quoi, il sombrait dans un éthylisme d’autant plus exaspérant qu’il semblait à tous inexcusable. Antoine reprit :
— Il est heureux que ton mari soit devenu un excellent boulanger, ma fille. Grâce à vous trois la boutique est de nouveau florissante. Hum ! Flairez-moi ces délices ! C’est à m’en donner l’envie de pécher par gourmandise. Ah, voyez donc qui arrive là-bas : ma bonne conscience. Le frère Lionel va s’empresser de veiller au salut de mon âme en emportant promptement ce panier à l’infirmerie.
— Frère Lionel !
Le moine muet fut intercepté par un tout petit enfant vêtu de bure et dont les cheveux étaient taillés à l’écuelle. Souriant et rougissant de plaisir comme un tout jeune homme, le frère Lionel s’avança vers eux accompagné par le charmant babillage du marmot. Jehan était en train de dire, avec le plus grand sérieux :
— Vous savez, frère Lionel, je me suis rendu compte aujourd’hui que j’aime bien être un enfant. Mais si je me dis cela, est-ce parce que j’ai déjà été autre chose ?
Lionel sourit et prit le petit par la main. C’était la seule caresse tolérée par l’abbé, les marques d’affection physiques étant habituellement interdites au monastère.
— Oh, des pâtisseries, dit Jehan d’un air ravi en apercevant le panier que l’on tendait à Lionel.
— Non, mon enfant, dit Antoine d’un ton sentencieux. Point de friandises pour nous avant Pâques. Ces victuailles sont destinées à alléger les souffrances de nos pauvres malades.
— Oh…
Désappointé, le petit nicha sa tête au creux de la coule de Lionel, qui s’éloigna discrètement. La courte chevelure de l’enfant, que ne cachait aucun couvre-chef, avait la teinte chaude et légèrement dorée du chêne ancien dont était faite la grande table du réfectoire. Son visage frais, tout en rondeurs, s’accordait de belle façon avec des prunelles enjouées, sachant s’émerveiller d’un rien, et dont les iris couleur de pluie se tavelaient parfois des couleurs de l’arc-en-ciel.
— Mais pourquoi le père Augustin, lui, peut-il boire du vin de cerise tous les jours ? Il n’est pas malade.
— Oh, Jehan !
— Et en plus, le vin, ça goûte mauvais.
L’enfant plissa son nez adorable. Tout le monde éclata de rire, et Lionel lâcha la main de l’enfant qui s’en alla explorer soigneusement un coin du potager.
Depuis un certain temps, des cahiers fanés comme d’énormes fleurs jaunes s’étaient mis à surgir du coin le plus secret de la bibliothèque. L’enfant avait commencé à étudier la lecture, l’écriture, le calcul, le chant, la botanique et la règle de saint Benoît. Le frère Lionel lui avait également montré, par
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