Le jardin d'Adélie
sont les ordres.
— Êtes-vous en train de me dire que je devrai me battre aux côtés des Anglais ?
— Oui, et alors ? Cela ne fait aucune différence pour vous, puisque vous avez su verser le sang des vôtres aussi bien que celui d’un ennemi.
Le regard de l’homme d’armes brillait de rancune.
— Ah ! C’est donc cela, dit Louis.
— Oui, c’est cela. Le gouverneur de Caen a cédé aux pressions exercées entre autres par la famille d’Harcourt qui est, comme vous le savez, du parti anglais. C’est par son intermédiaire que vous êtes recruté. Quant à moi, je suis le cousin de Maubue de Mainemares que vous avez injustement mis à mort à Rouen.
« Je le savais. Je n’aurais jamais dû les laisser me mêler à leurs histoires », se reprocha Louis avec amertume. Devoir assumer les risques d’une insubordination ne pouvait être pire que cette conscription dont l’objectif clair était de l’éliminer sans que rien n’y parût.
— Soyez reconnaissant qu’il vous soit au moins accordé la possibilité de défendre votre méprisable existence, poursuivit l’huissier. Par les os de saint Denis qui m’est témoin, vous mériteriez de finir pendu à votre gibet, Baillehache.
*
Poitiers, 18 septembre 1356
Malgré tous ses malheurs, la France demeurait un royaume puissant, cinq fois plus peuplé que l’Angleterre. Ses ressources et son ost* avaient de quoi impressionner les insulaires auxquels s’étaient pourtant jointes des forces gasconnes.
Les deux immenses armées avaient voyagé une partie de l’été à la rencontre l’une de l’autre. Ces lents déplacements étaient plus pénibles que l’affrontement auquel ils devaient mener, car, bien avant le face à face, les fers des chevaux viendraient à manquer, les bottes seraient usées et les provisions seraient épuisées. La plupart du temps, le pillage « légal » rapportait peu, car les habitants emportaient avec eux tout ce qu’ils pouvaient. Le reste était caché et il fallait le découvrir. Il devait suffire à des milliers d’hommes sans cohésion et à leurs familles qui fréquemment les suivaient avec leur vaisselle et leurs fours portatifs. Les chevaliers étaient habitués au pain blanc, ainsi qu’à la viande de bœuf, de porc et de mouton ; ils buvaient du vin tous les jours, alors que le simple soldat n’en recevait que pour les fêtes ou les combats.
Or, les vivres avaient fini par faire défaut à cette multitude. À force de trop manger de fruits verts et de graines germées, soldats et accompagnateurs furent assaillis par les maux de ventre qui proliféraient ; toutes sortes de malaises sapaient les forces des troupes, que l’on fût français ou anglais.
Dans les rares moments libres que pouvait lui accorder la migration dévastatrice menée par Chandos, Louis cueillait des plantes ou s’arrêtait pour se baigner avant que les cours d’eau qu’ils longeaient ne soient souillés par les campements installés en amont. Il revenait ensuite au campement pour préparer des remèdes et se reposer. Parfois, il mettait à fumer quelques poissons sur les mauvais feux de branchages qui tenaient éloignées des nuées d’insectes attirées par la sueur des hommes et des chevaux. Malgré l’avancée pénible de l’armée, Louis parvenait à se sustenter sans subir les malaises que tous les autres tenaient pour inévitables. Il savait en outre préparer thés et bouillons fortifiants et il lui était même arrivé de soigner une entorse ou d’arracher une dent branlante.
Le relatif anonymat de la vie militaire lui plaisait. Ici, parmi tant d’Anglais dont certains étaient comme lui de haute taille, il pouvait aller et venir sans être remarqué. Personne ne savait qui il était ni ne s’en souciait. Il y avait parmi eux de rudes montagnards de Galles et quelques porchers d’Irlande qui discutaient entre eux dans leurs patois respectifs. Louis n’arrivait à communiquer que par signes avec la majorité de ses frères d’armes. Mais cela n’empêchait pas les fantassins de le traiter en égal. Lui faisait de même ; il leur prodiguait même une assistance médicale au besoin. La guerre a souvent des effets inattendus sur les hommes. Il arrive qu’au milieu des pires horreurs apparaisse une toute petite chose d’une beauté inaltérable. Et cette petite chose, à elle seule, bien des années plus tard, aura justifié tout le reste dans la mémoire du guerrier. Peu importait que l’on
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