Le jour des reines
éclaboussaient le silence. Çà et là, parmi les tentes, des brasiers assoupis se remettaient à fumer. Leur haleine à senteur de mangeaille se répandait en larges ondes brumeuses.
— Qu’allons-nous faire ? Cette oisiveté me pèse. Nous aurions dû arriver demain…
— Griselda nous regarde… Non : te regarde. Pourquoi ne te retournes-tu pas ?
— Elle est trop accrochée à moi.
— Plains-toi ! J’aurais aimé que Lisbeth soit ainsi.
— Cela n’est pas comparable, Jack. Griselda est une enfant.
— Une femme !… Allons, viens, compère. Nous allons errer tout en nous défiant sans trêve des visages et des regards. Essaie de ne pas parler… Je me suis occupé des chevaux, mais il va falloir leur donner du fourrage… À quoi penses-tu ?
— Je voudrais être sûr que Calveley viendra. Sa présence simplifierait tout… Mais que feras-tu, Jack, si nous rencontrons Lisbeth ?
D’un geste de répugnance, Shirton éloigna cette éventualité.
— Nous verrait-elle qu’elle fuirait. Je suis sûr qu’un gros remords la dévore.
En était-il si certain ? Regrettait-il de l’avoir rejetée ? Tel Tom emprisonné dans l’osier de sa cage, il avait été enfermé dans un réseau de gestes, de postures et d’agréments dont l’absence le rendrait, dégrisé, à son ermitage – que peut-être il regrettait déjà.
Tournant le dos à Griselda et au château, ils marchèrent en direction d’un des campements le plus fourni en tentes. L’aspect soigné qui distinguait ces pavillons de la plupart des autres révélait la présence de prud’hommes de haute qualité.
— C’est ici que loge Dartford.
— Je t’ai dit que rien ne pressait.
— Quand on sait où sont les loups, on peut mieux s’en défendre.
Ils passèrent entre deux rangs de charrettes et de tombereaux bâchés.
— Les montreurs d’animaux et les jongleurs, dit Shirton.
Des poules et des coqs picoraient le sol. Il y avait, dans des cages, des singes et des molosses noirs, aussi gros que des sangliers.
— On les lâchera contre un cheval ou un taureau. Le peuple est friand de ces jeux.
— Je ne saurais m’esbanoïer [145] de voir des chiens dévorer un animal vivant, quel qu’il soit. Si tu veux assister à ces cruautés-là, tu te passeras de moi. Et si je pouvais m’y opposer, je le ferais de grand cœur.
Une femme sans âge les regarda passer. Elle avait des cheveux crépus, un nez aussi crochu que le bec de Tom, de gros anneaux de cuivre aux oreilles. Son manteau de peau de chèvre cachait à peine ses genoux. De ses pans sans ourlet dépassaient des guenilles. Adossé à l’une des roues de leur charrette, son homme, un barbu aux cheveux longs ramenés en arrière et assemblés en queue-de-cheval, jouait avec trois petits chiens hideux, aux faces aplaties, aux membres tordus sous le poids des chairs massives. Attaché à l’un des brancards, un cheval maigre rongeait son mors. Tout près, un ours énorme, allongé, rêvassait, le museau entre les pattes. Il était muselé de la truffe au garrot. Entre la résille des bandes de cuir réunies par des rivets à grosses têtes, ses yeux fixes exprimaient un ennui invincible.
Il se leva et fit, vacillant un peu, trois pas en direction de son maître, lequel saisit un fouet et l’en cingla au cou tandis que les chiens jappaient avec un évident plaisir. Les pattes gigantesques aux ongles noirs, luisants, épanouis, protégèrent le mufle pourtant couvert, et d’un lourd déhanchement de fatigue et de résignation, l’ours revint s’allonger auprès du vieux cheval.
— Il ne serait pas étonnant, dit Shirton, âgé comme il est, qu’il soit livré aux chiens.
— Ces jeux sont monstrueux, te dis-je !
— Je n’en disconviens pas… Je suis sûr qu’il y a, chez toi, des hommes et des femmes friands de pareilles choses. On commence par l’affrontement des coqs, des chiens, et l’on veut des émois plus grands, plus forts. J’ai ouï-parler d’un grand seigneur qui, après avoir festoyé merveilleusement avec ses amis, fit monter sur un bûcher tous les chevaux de son écurie et les livra aux flammes comme on le fait des hérétiques [146] .
— Qu’il se consume en enfer !
Et, pour prouver son équité, Ogier crut nécessaire d’avouer :
— Chez nous, à la Saint-Jean, on brûle vivants des chats et des renards, enfermés dans des sacs. Je n’ai jamais vu de pareilles horribletés.
Ils errèrent, muets, parmi
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