Le jour des reines

le croyait mort… à moins que ses ambassadeurs, s’il en avait envoyé à Édouard III pour lui proposer une bataille en plein champ, n’eussent été prévenus de son sauvement par Gauthier de Masny… En cette occurrence, d’ailleurs peu probable, Philippe VI ne ferait rien pour négocier sa rançon. Ce devait être offensant, pour un tel homme, que son champion se fût fait abîmer presque mortellement par un chevalier d’Angleterre. Même s’il ne portait aucun fer sur le corps.
    — J’ai conquis aux Anglais le beffroi de Sangatte. Pour mieux courir pendant l’assaut, j’avais renoncé à porter mon armure. Renaud de Cobham m’a assailli… Il était fervêtu, lui… Messire de Masny m’a épargné le coup de grâce…
    — Cobham est un fumeux… Est-ce aussi votre avis, damoiselle ?
    Odile de Winslow approuva sans mot dire.
    — Thierry Champartel me croit sûrement trépassé… Est-il de retour à Gratot ?… Père résistera-t-il à l’annonce de ma mort ou de ma captivité ?
    Ogier continua pour lui seul :
    « Blandine gémira-t-elle ou recouvrera-t-elle cette sérénité que j’ai contribué, sans doute, à lui faire perdre ?… Elle sera, c’est certain, entourée d’affection. Notre enfant ne manquera ni de soins ni de douceurs… Que dira Aude, qui était grosse, elle aussi, lorsque je suis parti rejoindre l’ost ?… Que penseront et que feront mes soudoyers ? Et Marchegai, mon cheval ?… Que pense-t-il de tout cela ? Qui le montera ? Thierry, certainement… Et Saladin ? Aboie-t-il chaque soir à la lune dans la croyance que je vais ouïr ses plaintes ?… Lui seul, peut-être, a conservé l’espérance de me revoir… »
    Il se détourna, nullement pour soustraire son visage à l’attention des deux femmes mais pour voir le ciel qu’une mouette rayait de sa flèche blanche. Le même azur floconneux éclairait le Cotentin ; la même mer en léchait le sable, les galets, la terre. Il avait bien cru, en y amenant Blandine après lui avoir sauvé la vie, planter là, tout comme un jeune arbre, son bonheur de vivre auprès d’elle. « Elle sera plus heureuse sans moi ! » Voilà ce qu’il devait se répéter de toute son âme aussi dolente que son corps.
    — Dieu, cousine, n’a pas voulu que je périsse… Peut-être parce que ma mort eût été peu glorieuse. Peut-être parce qu’il me réserve d’autres épreuves…
    — Et tu les crains d’avance ?
    Tancrède souriait avec une espèce de bénignité, regardant de tout son haut le couple qu’ils formaient, lui, assis, et Odile agenouillée, inquiète et compatissante. Il retrouvait sa parente telle qu’au siège de Rechignac : une Artémise avide de guerroyer, refusant d’être vassale de l’homme mais lui enviant sa force, son ardeur et jusqu’à ses amours.
    — J’ai survécu à Sangatte comme j’ai survécu à Crécy.
    — Crécy ! J’en ai ouï-parler… Blainville, que tu détestais, y est mort… Es-tu satisfait ?
    — Blainville n’est pas mort à Crécy, mais au châtelet de la Broye, la nuit même de la bataille… C’est moi qui l’ai tué…
    — Toi !
    — En me congratulant, Philippe m’a fait son champion.
    Ogier regretta ce propos : au lieu d’en obtenir un quelconque avantage, Tancrède le considérait un peu comme autrefois. Et tout comme autrefois, il se faisait l’effet d’être un rustique.
    À nouveau des mariniers chantaient. Un chevalier passa, en vêtements de ville, mais un bassinet sous le bras et l’épée à la hanche. Tancrède et lui échangèrent un sourire. Ogier se garda de s’informer sur cet homme.
    — Je ne te serai d’aucune aide, cousin… Tu peux te réjouir d’une chose que ce chevalier vient de m’apprendre : la Tour de Londres est si pleine que le roi, de Calais même, a commandé à ses chanceliers, trésoriers, connétables d’évacuer les prisonniers vers d’autres forteresses [27] . Peut-être iras-tu à Margate…
    — Gauthier de Masny ne le permettrait point !
    Odile n’avait pu contenir son courroux. «  Oh ! Oh ! » fit Tancrède amusée. Soulevant d’un doigt le menton de la jouvencelle, afin de croiser son regard, elle prit plaisir à murmurer lentement :
    — Pourquoi m’obligerais-je à veiller sur ta vie ? Elle en est fort capable… Tu seras en de bonnes mains… douces mains… J’aime les belles mains aptes à la caresse…
    Puis elle rit, et ce brusque accès de gaieté pouvait bien être un