Le jour des reines
« Après tout, si tu y tiens. » Il se laissa emmener et, cette fois, Odile demeura derrière. Il lui sembla qu’elle se retournait avant de poser un pied sur la première marche de l’écoutille. Mais qu’elle se détournât ou non, qu’importait !
III
Bien que l’étroitesse du lit le rendît incommode, Ogier fut soulagé de s’y étendre. Il but la potion qu’Odile lui offrait : un énergifiant composé par messire Tilford. C’était amer. Comme ses souvenirs. Comme sa condition d’otage.
— Il était temps, grand-temps, que vous redescendiez.
Tandis qu’elle reprenait le gobelet d’argent vidé de son contenu, Odile souriait avec un air de connivence et de sollicitude.
— De ramentevoir [30] , messire, votre passé, vous a fait plus de mal que de bien !
Il n’osa en disconvenir. Il réintégrait un personnage chargé de plus de misères que de bienfaits. Tout n’était pas clair encore dans sa tête.
— Dieu a permis cette rencontre avec votre cousine. Il avait décidé, en Sa miséricorde infinie, de vous placer sur L’Édouarde afin de vous ébahir si rudement que la mémoire vous reviendrait. Philip Tilford avait prévu qu’un pareil événement vous serait salutaire. Je l’en informerai par écrit.
La jouvencelle hésita ; son visage parut s’émouvoir davantage. Elle se pencha, les yeux mi-clos, le souffle bref :
— Votre cousine est fort belle.
— Ai-je crié en la reconnaissant ?
— Je ne sais plus… J’étais ébaubie par cette merveille… ce miracle.
À qui destinait-elle cette allusion ? À Tancrède ou à leurs retrouvailles ? Ogier ferma les yeux et attendit la suite.
— N’avez-vous point d’aversion pour cette parente maintenant qu’elle est notre alliée ?… Quel est votre nom tout entier ?
Il regarda la jouvencelle et lui sourit avec une fugitive nuance d’orgueil :
— Ogier d’Argouges, chevalier d’un écu… Quant à ma cousine, je me sens plus enclin à pardonner ses errements qu’à les condamner sans recours.
Ah ! cette joie, ce trouble en retrouvant Tancrède. Au sentiment de naufrage et d’isolement qui le mortifiait avait succédé l’espérance insensée d’être secouru et gracié, en quelque sorte, par son entremise. Il devait renoncer à cette illusion. Qui allait-elle retrouver ? Dans ses propos abrupts ou melliflues, peu de chose subsistait des sonorités de naguère. Elle avait la voix plus rêche, bien qu’elle sût encore abuser d’inflexions prenantes : Odile, béate et parfois rechignée, était tombée sous son charme.
— Avez-vous renoué les fils de votre vie ?
— Presque tous, hélas ! damoiselle.
— Pourquoi hélas ?
— Parce que j’ai failli trépasser pour rien… Vous vous méprendriez en pensant que ma cousine croisera de nouveau mon chemin. Ses passions l’emportent sur notre parenté… Je serai seul, Odile, avec mes souvenances. Elles ne sauraient combler le vide de mes jours… et de mes nuits.
Il lui sut bon gré de s’être abstenue de protester : « Vous n’êtes pas seul : je suis là » bien que ses yeux, refermés à dessein, eussent favorisé cette innocente repartie. Pourtant, il s’en souvint avec une précision douloureuse, il avait, quelques mois plus tôt, souhaité ardemment une complète solitude.
— Il est de grands moments du passé qui font mal.
— Votre épouse, messire, doit être aussi affligée que vous l’êtes.
Parfois, quand Blandine consentait à le compagner, il advenait qu’il ne sût que lui dire par crainte de provoquer un soupçon de mésentente susceptible de dégénérer en querelle. Maussade, il adoptait un certain silence entrecoupé de mots pâles, impuissants à la contrarier. Ils devaient différemment apprécier ces trêves où le bruissement de leurs souffles unis, seul vestige d’emmêlements nocturnes dont elle paraissait repue, se mêlait aux murmures des herbes drues et des feuillages, aux piailleries des mouettes et des moineaux. Ils contournaient les viornes et les saules chevelus qui donnaient aux ruines du logis des Anquetil l’aspect d’une immense gerbe funéraire ; ils marchaient vers Coutances. Il n’osait ni saisir ni toucher la main de Blandine par crainte qu’elle s’en fâchât. Lorsque les flèches de la cathédrale apparaissaient, ils s’en retournaient à Gratot. Leurs pas comme leurs cœurs erraient, désaccordés. Ensemble, ils étaient seuls.
— J’étais venu à Calais sans
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