Le jour des reines
plaisir alors qu’à Crécy, j’avais envie de déconfire les Anglais.
— Votre épouse a dû moult pleurer votre perte !
— Il se peut…
Il se souvenait des doigts nerveux de Blandine tapotant son ventre gonflé. De ses soupirs qui n’étaient plus d’amour mais de résignation quand ce n’était de fureur ou de lassitude. On ne reconquiert pas une femme qu’on a perdue, ou peut-être s’y prenait-il mal. Pleurer, Blandine ? Ses paupières diaphanes retenaient les larmes mais laissaient passer à plaisir des lueurs sans équivoque.
— Il vous faudrait m’aider à retrouver mon oncle… s’il vit encore.
— Nous en reparlerons… Reposez-vous.
— Je n’en ai pas envie. Les événements s’assemblent… J’eusse pu éviter ce qui m’est arrivé… Un homme m’a désigné pour cette inutile entreprise : Geoffroi de Charny, le porte-oriflamme… Si je parviens à fuir votre île, un seul désir m’animera : lui jeter mon gantelet à la face.
— Pensez-vous fuir si aisément ?
Odile s’inquiétait moins de sa santé, à présent, que de son comportement.
— Je me sens plus capable de fuir que de manier une lame. C’est le devoir de tout guerrier de se recréer [31] avant qu’on l’ait avisé du prix de son otagerie… Si peu qu’il m’en reste, mon sang bout à l’idée que nous pouvions secourir et délivrer Calais…
— Nos bannières ventilent en haut des clochers. Consolez-vous en songeant que nos chevaliers, même Renaud de Cobham, vous admirent !
Dans les yeux de la jouvencelle illuminés d’un double contentement, Ogier put voir se refléter son propre ébahissement. Les Goddons l’admiraient ! La petite main rose où saignait un rubis se posa sur sa dextre crispée de fureur, puis se retira.
— Nous étions cent mille. Nous pouvions nous déployer grandement, immensément, et assaillir de toutes parts cette cité de bois qui, depuis un an, étouffait Calais sans en rompre la vie… Nous savions qu’il y avait çà et là des bombardes, mais le temps que vos gars les descliquent [32] deux fois, nous serions passés… Nous eussions embrasé votre charpenterie… Oh ! certes, vous y étiez… Certes, nous eussions perdu des hommes, mais vous auriez tous relinqui [33] votre ville… Et il n’a rien décidé. Ses fils et ses maréchaux, pourtant si outrecuidants, sont demeurés cois… Il fallait…
Ogier n’acheva pas, confondu de honte et d’écœurement. Pourquoi, dans ces conditions, cet assaut réussi de la tour de Sangatte ? Pourquoi ces morts du Tournaisis dont il avait été le chef – et un chef ménager de leur vie ? Pourquoi ses morts à lui : Joubert et certainement Tinchebraye ? Pourquoi toutes ces plaies qui le cuisaient si fort et que la déception semblait rouvrir ?
— Il n’est pas bon de vous tourmenter ainsi. Vous êtes un vaincu, acceptez-en l’outrage.
Ce que la douce Odile attestait maintenant, c’était qu’elle était franche et même déleurrée : elle souriait de la bouche et du regard avec l’insouciance des jeunes confrontés à la stérile colère d’un adulte. Colère qui valait à celui-ci une douleur dans la tempe, comme si ce qui subsistait de son oreille venait de s’arracher de sa tête.
Odile se méprit sur la raison d’une grimace qu’il avait voulu lui cacher en se détournant vers la cloison.
— Effacez ces souvenirs, messire !
— Non !… Non !… En vous parlant, je réapprends ma vie.
Était-ce nécessaire ? N’eût-il pas dû plutôt essayer de dormir ? La jouvencelle le dévisageait sans indulgence ni commisération, comme il seyait à la nièce de Guillaume de Bohum, comte de Northampton, vainqueur à la Roche-Derrien, Poissy, Crécy, Calais… Partout ! D’un geste, elle parut l’inviter à poursuivre. Puis, comme il hésitait, elle lui prit la main. Tout devint aisé :
— J’avais rejoint l’armée à Hesdin avec quelques-uns de mes hommes. Nous avons quitté cette cité à la mi-juillet. Nous avons mis dix jours pour venir à Calais [34] où nous sommes arrivés le lendemain de la Saint-Christophe…
— Christophe est le nom de la nef sur laquelle je suis venue avec ma mère… qui est demeurée à Calais, au chevet de la reine Philippa…
« Le Christophe !… Est-il nécessaire de lui dire que je le connais ? Que je suis monté à bord quand il appartenait à la France… J’avais alors treize ans. »
— Cessez de vous tourner les sangs !
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