Le Journal D'Anne Frank
qu’il la trouvait apte à tenir le rôle de sa femme. Je dois dire que j’admire Maman pour la façon dont elle a tenu ce rôle sans jamais râler, à ma connaissance, ni être jalouse. Ce n’est sûrement pas facile, pour une femme qui aime, de savoir qu’elle n’occupera jamais la première place dans le cœur de son mari, et Maman le savait. Papa a certainement admiré Maman pour cela et lui a trouvé le caractère excellent. Pourquoi en aurait-il épousé une autre ? Ses idéaux s’étaient envolés et sa jeunesse était passée. Qu’est-ll advenu de leur mariage ? Pas de scènes ni de désaccords – non, mais ce n’est pas un mariage idéal pour autant Papa apprécie Maman et il l’aime bien, mais pas de l’amour conjugal que je me représente. Papa accepte Maman telle qu’elle est, il s’irrite souvent, mais en dit le moins possible parce qu’il sait quels sacrifices Maman a dû consentir.
A propos de la firme, d’autres sujets, des gens, de tout Papa est loin de lui demander toujours son avis, il ne lui raconte pas tout, parce qu’il sait qu’elle est bien trop excessive, bien trop critique et qu’elle a souvent bien trop d’idées préconçues. Papa n’est pas amoureux, il l’embrasse comme il fait avec nous, il ne la donne jamais en exemple, parce qu’il ne peut pas le faire. Il la regarde d’un air taquin et moqueur, mais jamais avec amour. Il se peut que du fait de ce grand sacrifice, Maman soit devenue dure et désagréable pour son entourage, mais de cette façon elle s’écartera de plus en plus de la voie de l’amour, elle suscitera de moins en moins d’admiration et il est certain qu’un jour, Papa se rendra compte qu’elle n’a peut-être jamais prétendu extérieurement à tout son amour, mais que de ce fait, elle s’est lentement mais sûrement délabrée intérieurement. Elle l’aime plus qu’aucun autre, et il est dur de voir ce genre d’amour rester toujours sans réponse.
Ainsi donc, je devrais en réalité ressentir beaucoup de pitié pour ma mère ? Je devrais l’aider ? Et Papa ? – Je ne peux pas, j’imagine toujours une autre mère, je n’en suis pas capable. – Mais comment le pourrais-je ? Elle ne m’a rien raconté d’elle-même, je ne le lui ai jamais demandé. Que savons-nous de nos pensées réciproques ? Je ne peux pas lui parler, je ne peux pas regarder avec amour au fond de ces yeux froids, je ne peux pas, non jamais ! – Si elle avait au moins un côté d’une mère compréhensive, que ce soit la douceur, ou la gentillesse, ou la patience, ou autre chose ; j’essaierais sans arrêt de me rapprocher d’elle. Mais cette nature insensible, cet être moqueur, l’aimer, cela me devient chaque jour plus impossible.
Bien à toi,
Anne
SAMEDI 12 FÉVRIER 1944
Chère Kitty,
Le soleil brille, le ciel est d’un bleu profond, il souffle un vent délicieux et j’ai une telle envie – une telle envie de tout… De parler, de liberté, d’amis, de solitude. J’ai une telle envie… de pleurer ! Au-dedans de moi, j’ai l’impression d’éclater et je sais que cela irait mieux si je pleurais ; je ne peux pas. Je suis agitée, vais d’une pièce à l’autre, aspire un peu d’air à la jointure d’une fenêtre fermée, sens mon cœur battre, comme s’il me disait : « Satisfais enfin mon désir. »
Je crois que je sens en moi le printemps, l’éveil du printemps, je le sens dans tout mon corps et dans mon âme. Je dois me contenir pour me conduire normalement, je suis dans la confusion la plus complète, je ne sais pas quoi lire, pas quoi écrire, pas quoi faire, je sais seulement que je désire…
Bien à toi,
Anne
LUNDI 14 FÉVRIER 1944
Chère Kitty,
Beaucoup de choses ont changé pour moi. Voici en quoi : je désirais (et je désire encore) mais… pour une petite, toute petite part j’ai déjà été exaucée.
Dès dimanche matin, j’ai remarqué (je vais être franche, à ma grande joie) que Peter n’arrêtait pas de me regarder d’une certaine façon. Une tout autre façon que d’habitude, je ne sais pas, je ne peux pas expliquer comment, mais j’ai eu soudain l’impression qu’il n’était pas si amoureux de Margot que je l’avais cru d’abord. Toute la journée, j’ai fait exprès de ne pas trop le regarder, car si je le faisais il me rendait toujours mon regard et alors – oui, alors, j’avais en moi une douce sensation que je m’interdisais
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