Le kabbaliste de Prague
et
n’amène pas la mort parmi nos gens. »
Dans le sein fervent de son klaus, notre Maître expliqua
que, selon lui, l’une des limites de la vérité est la décence. Violer la
décence, c’est bafouer l’une des implications fondamentales de la nature
éthique de l’homme. Pourtant, il reconnut qu’il s’était approché du livre
d’Azarya « littéralement dans la joie du fiancé qui approche sa
fiancée ! ».
À ce point de sa péroraison, son regard d’aigle chercha le
mien parmi tous ceux qui buvaient ses paroles, et aujourd’hui encore ses mots
résonnent dans les limbes où bouillonne à jamais la mémoire des grandes
disputes de la pensée :
— Je vous le dis avec mon âme déchirée : malheur
aux yeux qui voient pareille chose, malheur aux oreilles qui l’entendent…
Et plusieurs jours durant, tandis qu’il rédigeait sa
condamnation du Meor Enayim , on ne le vit plus. Les charbons ardents de
ma culpabilité me taraudèrent matin et soir tandis que je ne cessais de me
demander si le MaHaRaL m’accorderait encore sa confiance.
Pourtant les choses tournèrent tout autrement que je ne
l’aurais jamais imaginé, et peut-être bien par la grâce de sa petite-fille Eva.
Le souci de la réfutation d’Azarya apaisé, notre Maître profita
d’une de ces lentes et paisibles soirées du début de l’été, où le crépuscule
semble estomper la brutalité du temps, pour réclamer la présence de la fillette
à son côté.
Quoique la demande fût tout à fait exceptionnelle et qu’elle
se doutât certainement que son grand-père ne la réclamait pas pour l’admirer,
Eva se présenta devant lui à sa manière habituelle. Le regard droit,
impertinent, ne laissant rien paraître de ses craintes, si elle en éprouvait.
Le MaHaRaL usa de sa manière favorite pour dompter les
caractères. Promenant son regard sur un livre dont il tournait à peine les
pages, il laissa Éva patienter debout près de lui. Le moment dura. Il ne
semblait pas même s’apercevoir de la présence de sa petite-fille. Finalement,
d’une voix où l’appréhension masquait mal la fureur, Éva remarqua :
— Tu m’as fait appeler, Grand-père. Je suis là. Tu ne
l’as pas oublié ?
Le MaHaRaL baissa à demi les paupières pour masquer Non
plaisir. Je suis certain qu’un sourire joua sous sa barbe. Il considéra Éva.
— Non, je ne t’ai pas oubliée. Mais tu n’as pas à être
impatiente. Tu as tout le temps de la vie devant toi. Ici, il n’y a que moi qui
puisse compter le temps, puisque je suis vieux.
Après quoi il se leva, coiffa sa toque de martre et saisit
la main d’Éva.
Leurs doigts se renouaient pour la première fois depuis que
le MaHaRaL avait tendu la paume au-dessus du berceau d’Éva. Elle glissa sa main
gracile dans celle, si longue et si autoritaire, de son grand-père, sérieuse,
certainement plus impressionnée qu’elle ne souhaitait le montrer.
Nul n’osa les suivre alors qu’ils s’éloignaient vers la rive
de la Vltava. Tant qu’ils furent visibles, chacun grava dans son esprit ce
couple étrange, si magnifique dans sa disproportion. Un sage immense et mince,
au pas long et régulier. Une fillette fine et nerveuse. L’un à l’autre liés par
l’enlacement de leurs mains, comme si le sang qui les unissait circulait
librement entre leurs paumes. L’image même du flambeau inaltérable de la vie.
Ils ne réapparurent qu’à la nuit tombée. Craignant le
verdict de son beau-père, Isaac tournait en rond comme un animal blessé depuis
de longues heures. Quand les servantes annoncèrent leur retour, il se précipita
devant la maison. Son angoisse céda à la stupeur.
Sur les murs de la ruelle venant droit du fleuve, les
torches semaient des halos jaunes et vacillants, entrecoupés d’ombres épaisses.
Eva et notre Maître approchaient en se tenant toujours par la main. Comme un
seul être ils franchissaient une à une les couronnes de lumière. Éva sautillait
plus qu’elle ne marchait. L’air chaud vibrait de sa voix aiguë accompagnée d’un
rire doux et discret. Un rire que bien peu avaient jusque-là entendu :
celui du MaHaRaL.
Parvenu dans l’antichambre de la maison, il ôta sa toque,
s’inclina assez bas pour qu’Eva trouve à travers sa barbe le chemin d’un
baiser.
Répondant enfin au regard d’Isaac, il se contenta d’un
mouvement de tête que son gendre ne sut interpréter. Le lendemain, Vögele
apprit par sa mère le bonheur de notre Maître.
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