Le kabbaliste de Prague
fois par
semaine. Sans impatience.
Comme si ce temps heureux où tout redevient neuf, où le
savoir semble un pays à jamais accueillant, ne devait jamais cesser.
Une illusion qui se brisa un matin du mois d’Adar de cette
terrible année 1584, l’an 5344 après la création du monde par
l’Éternel, béni soit-il.
Une touffeur pesait sur Prague, comme cela arrive rarement à
cette époque de l’année. Je rejoignis le klaus dès les premières lueurs du jour
afin de profiter d’un peu de fraîcheur. Les salles de la yeshiva devenaient
vite irrespirables dans l’après-midi. La vapeur des encres et la poussière des
livres soulevée par la canicule se mêlaient dans nos bouches comme une pâte
indigeste.
Les beaux jours de Pourim s’achevaient. Dans les synagogues
comme dans les maisons, on se rappelait le temps de l’exil en Perse. Les rabbis
et les pères racontaient comment le vieux juif Mordechaï, oncle d’Esther, femme
bien-aimée d’Assuérus, roi de Perse, avait refusé de se prosterner devant Amân,
son favori. Amân avait calomnié Mordechaï auprès du roi. Usant de mensonges et
de fausses preuves, il obtint sa condamnation.
Ce fut alors qu’Esther fit savoir qu’elle jeûnerait avec le
secours du Très-Haut jusqu’à ce qu’Assuérus reconnaisse la perfidie et la
fureur jalouse d’Amân à l’égard de Mordechaï et du peuple juif tout entier, ou
jusqu’à ce que la mort l’emporte. Le roi, terrifié à la perspective de sa
perte, sut enfin ouvrir les yeux. Amân fut pendu et chacun comprit qu’Esther
sauva son peuple d’une mort certaine.
Et c’est ainsi que depuis, au mois d’Adar, Pourim, la
« fête des sorts », enchante les enfants déguisés en Assuérus, Esther
ou Mordechaï. Le sourire aux lèvres, on les voit mener rondement le drame dans
les rues, s’épuisant dans des sarabandes vengeresses en scandant le nom honni
d’Amân et en châtiant son souvenir à grands coups de bâton.
Aussi, ce jour-là, regardais-je, amusé, les enfants qui
jaillissaient dans la rue en brandissant encore leurs masques quand, devant le
cimetière, tout à côté du klaus, j’aperçus un attroupement. Des épaules
serrées, des nuques inclinées, un marmonnement continu. Un signe reconnaissable
entre tous. C’était ainsi, toujours, que se propageaient les mauvaises nouvelles.
Je n’eus pas à poser de question. Deux jours plus tôt, dans
la ville chrétienne, on avait compté une grosse centaine de morts entre le
lever et le coucher du soleil. La veille, le chiffre avait doublé. Les prêtres
chrétiens avaient fermé les églises durant la nuit, terrifiés à la vue des
cadavres qu’on leur demandait de bénir.
De l’autre côté de nos murs, la terreur emportait Prague la
splendide. Il s’agissait d’une maladie qui ne craignait ni les milices, ni les
battues, ni les embuscades, ni même les prières ou les exorcismes. On pouvait
bien se barricader, remplir les fossés, remonter les ponts-levis, lâcher les
herses, tirer les volets et boucher les fenêtres, rien n’y faisait. La rumeur
courait déjà. On assurait que la maladie avait commencé depuis des semaines et
qu’on l’avait cachée. Un mal où la fièvre brûlait et assoiffait les malades
avant de leur faire rendre l’âme en trois ou quatre jours. Les cadavres
présentaient des plaies purulentes à l’aine ou à l’aisselle, des bubons éclatés
et des chairs comme déchirées par des crochets de serpent. Avant d’exhaler leur
dernier soupir, les mourants se vidaient de leurs entrailles dans un déluge de
puanteur et réclamaient à boire autant que s’ils traversaient le désert du
Sinaï. La plupart déliraient. Certains, tant qu’ils en avaient encore la force,
dans l’espoir d’expectorer le feu qui calcinait leurs poumons, s’ouvraient la
poitrine avec des dagues…
Un mal que chacun connaissait. Un mal terrible et invisible
qui infestait l’air d’une promesse de dévastation. La peste.
Un mot qui surgissait de l’abîme et menait à l’abîme.
Pour nous, les Juifs, la menace était double. La peste ne se
souciait point de l’appartenance de ceux qu’elle allait frapper, mais les
chrétiens, nous le savions par expérience, allaient nous accuser d’en être
responsables. « Malheur à nous ! », répétait-on dans la ville
juive.
Depuis longtemps, par la grâce du Talmud et des livres
anciens de la médecine arabe, nous avions appris que le meilleur traitement
contre
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