Le kabbaliste de Prague
l’épidémie, quoique bien faible, tenait dans quelques règles :
l’isolement des malades, de leurs familles et de ceux qui les soignaient ;
la fumigation des maisons infectées par un mélange d’absinthe, genièvre,
marjolaine, clous de girofle, camphre et romarin ; la désinfection des objets,
monnaies et courriers ; enfin, l’incinération rapide des morts. La
création d’hôpitaux hors les murs des villes eût été plus efficace encore, mais
cela nous était interdit.
Ainsi, dès ces heures de l’aube, le bourgmestre Mordechaï
Maisel et mon Maître MaHaRaL firent connaître les décisions auxquelles chacun
devait se conformer. Les synagogues et les lieux de commerce furent fermés, le
klaus, les petites yeshivas comme le reste. Chacun reçut l’ordre de rentrer
chez soi en ayant fait provision de nourriture et d’eau. Une fosse serait
ouverte à l’entrée du cimetière et un brasier entretenu pour y déposer les
cadavres. Des volontaires, célibataires en nombre réduit, munis de tenues
adéquates et de masques comportant une éponge trempée dans un fluide de vinaigre,
d’absinthe et de camphre, se chargeraient des tâches réclamant un contact avec
les malades, qu’ils fussent morts ou vifs. Ces braves personnes
n’approcheraient plus quiconque de sain avant la fin de l’épreuve.
Toutes décisions qui prouvèrent aussitôt leur efficacité,
alors que la peste infectait l’air de Prague embrasé par la canicule, que les
corps putréfiés des chrétiens s’accumulaient sur les rives de la Vltava sans
que quiconque ait le courage d’allumer un bûcher. Les hauts murs du château,
déserté par Rodolphe dès les premières heures du mal, se refermèrent sur un
fantastique tombeau. Les portes de Prague furent closes sur la maladie, et les
Praguois abandonnés aux crocs de la peste.
Toutefois, comme nous montrions une sage observance des
règles édictées par le bourgmestre, elle parut se montrer moins féroce dans la
ville juive. Une relative clémence qui ne tarda pas à parvenir aux oreilles
affolées de nos voisins.
Et ce que nous craignions tous ne tarda pas à advenir.
Je logeais depuis quatre ans au second étage d’une maison
appartenant à un petit homme affable, Joseph, couturier et habile artisan du
cuir, ayant une femme douce et trois enfants qui n’allaient pas tarder à faire
le bonheur de son commerce. Au onzième jour de la peste, il frappa à ma porte
en pleine nuit :
— Rabbi David ! Rabbi David !
J’ouvris en tendant ma chandelle. Les yeux écarquillés de
Joseph brillaient de peur dans l’obscurité.
— Rabbi David ! Les Gentils hurlent sous les murs
de notre ville. Il faut venir. Ils s’apprêtent à défoncer nos portes. Ils
veulent incendier nos maisons !
— Et pourquoi ? demandai-je en me doutant de la
raison.
— Les prêtres racontent que nous sommes la cause du
mal. Ils disent que nous avons payé les lépreux qui ont approché la ville il y
a trois semaines pour qu’ils empoisonnent de leurs chairs malades l’eau des
puits. Ils nous accusent d’avoir fait pourrir des rats venus de chez les
Ottomans ! Ils prétendent que nous avons passé un pacte avec le Diable. La
preuve : nous comptons moins de morts qu’eux !
Le pauvre Joseph était au bord des larmes. Nous savions
pourtant ce qui arriverait. Et nous savions aussi que nous ne parviendrions
jamais à rétablir la vérité.
Il en allait ainsi de ville en ville, de bourgade en
bourgade. Le bon sens ne nous préserverait plus de rien. Depuis bientôt mille
six cents ans, aux yeux des chrétiens nous étions les fils de Judas, le peuple
qui avait trahi le Christ, et ils ne voulaient plus voir en nous que la cause de
leur souffrance.
Leur haine nous menaçait plus que la peste elle-même. Et une
fois de plus, peut-être la vingtième, la cinquantième ou la centième fois de sa
vie, Joseph craignait que cette démence incontrôlable emporte ses bien-aimés et
notre peuple tout entier.
— Rabbi David, venez ! Venez vite… Il faut
protéger les portes, il faut empêcher ces fous d’entrer chez nous et de
massacrer nos femmes et nos enfants !
Il me tendit un objet bizarre. Un masque étrange qu’il avait
mis au point. Une astucieuse composition de cuir et de tissu qui recouvrait la
figure. Adhérant au nez et à la bouche, elle les dissimulait sous une large
protubérance traversée de fines incises où l’air vicié pouvait pénétrer, mais
où les miasmes se
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