Le kabbaliste de Prague
trouvaient piégés par d’épaisses éponges gorgées d’essences
purifiantes.
Joseph m’aida à le fixer. S’il n’empêchait pas de bien voir,
le masque nécessitait un peu d’accoutumance pour la respiration et l’absorption
des vapeurs du vinaigre camphré. Néanmoins nous nous précipitâmes hors de la
maison.
Au coin de la rue des Juifs et de la rue Maisel, nous
croisâmes deux hommes qui frappaient aux portes en demandant : « Y
a-t-il ici des morts ? » Ils nous regardèrent par la fente de leur
cagoule mais ne nous parlèrent pas.
Soudain, j’entendis les hurlements qui retentissaient vers
la porte de Maximilien. Le ciel sans lune rougeoyait de centaines de torches.
Mais alors que j’allais me précipiter derrière Joseph, un disciple du MaHaRaL,
lui aussi une capuche rabattue sur les yeux, sans autre protection qu’un tissu
enduit de benjoin sur la bouche, arriva en courant. Mon masque l’empêcha de me
reconnaître. Il se mit à hurler sous les fenêtres de la maison de Joseph :
— David ! David Gans !
Il sursauta d’effroi quand je lui pris le bras.
— C’est moi, criai-je à mon tour sous mon masque, ce
qui n’était guère aisé. C’est moi, David Gans !
Me considérant d’un air égaré, il hésita avant de s’en
convaincre.
— Que veux-tu ? le pressai-je. Dis vite ! Les
Gentils forcent les portes de la ville juive !
— Le Maître te réclame.
— Maintenant ?
— Oui, oui, maintenant ! Le MaHaRaL sait, pour les
portes. Il veut te voir d’urgence !
Il rebroussa chemin, les mains plaquées sur son visage.
Alarmé, me demandant quelle était la raison assez grave pour que notre Maître
veuille absolument me voir en un pareil instant, je me ruai derrière lui.
À peine eut-on refermé derrière nous la porte de sa maison,
à peine m’étais-je défait, tout suant et essoufflé, de mon masque, que le
MaHaRaL se dressa devant moi. Son œil aigu me scruta. Je savais ce qu’il
cherchait. Je me plaçai plus nettement sous la lumière des chandelles brandies
par les servantes.
— Je vais bien, Maître, je suis sain. Pas de frissons
ni de fièvre. Si vous me voyez tout suant, c’est parce qu’il m’a fallu courir
sous ce cuir alors que la nuit reste aussi chaude que le jour.
Je lui montrai le masque inventé par Joseph. Il me fit signe
de prendre en main l’un des chandeliers, renvoya les servantes et m’attira sous
l’escalier qui montait aux chambres. Son regard était autant de pierre que de
feu. Ses paupières et ses sourcils l’atténuaient à peine, un éclat si puissant
qu’en toute autre circonstance je n’aurais pas eu le courage de le soutenir.
— David, je veux te confier mon bien le plus précieux.
— Mon Maître ?
— La haine campera peut-être hors de nos murs cette
nuit, mais elle s’attaquera à nous de nouveau dès demain, et puis après-demain,
et tant que la peste ravagera les chrétiens. Ils n’imaginent qu’un moyen
d’apaiser leur souffrance : nous exterminer. Et si par la volonté du
Tout-Puissant nous parvenons à leur résister, alors c’est la maladie qui nous
vaincra. Nous non plus, nous n’allons pas pouvoir nous en protéger longtemps.
Je veux que tu conduises Éva loin de Prague.
Il se tut, me scrutant à nouveau pour mesurer ma crainte et
ma fidélité. Je fis de mon mieux pour qu’il s’assure de l’une et de l’autre.
— On prétend que la peste voyage vers l’ouest et
épargne les nations de l’Est, reprit-il. As-tu encore des amis à
Cracovie ?
J’en avais. Et tous fidèles à mon ancien maître le Rema,
rabbi Moïse Isserles. Celui dont le MaHaRaL, dans sa yeshiva autant que dans
ses écrits, n’avait eu de cesse, toutes ces dernières années, d’abaisser
l’ouvrage. Il sut que j’y pensais. Il me le prouva d’un battement de paupières.
— Je saurai conduire votre petite-fille à Cracovie
saine et sauve, répondis-je fermement.
— Il faudra sortir de la ville.
— Par le fleuve. Cette nuit. Quand la fureur autour de
nos murs sera retombée, les chrétiens seront épuisés. Il sera possible de
laisser filer une barque juste avant l’aube sans attirer leur attention.
Un soupir franchit la barbe du MaHaRaL. Il posa sa fine main
sur mon épaule sans un murmure. Son regard n’était plus le même.
— Embrassez votre petite-fille, lui dis-je. Je
reviendrai la prendre une heure avant le jour.
Il me retint alors que j’allais remettre mon masque.
— Là-bas,
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