Le kabbaliste de Prague
tu poursuivras son éducation. Tu ne dois pas
laisser son intelligence sans nourriture.
Je le lui promis et passai le reste de la nuit à trouver une
barque, à préparer un maigre baluchon et à écrire quelques lettres. Je
craignais à chaque instant d’entendre les hurlements annonçant que les portes
de notre ville venaient d’être défoncées.
Mais l’Éternel, bénie soit Sa bonté, décida de nous accorder
une chance.
Tout se déroula comme je l’avais prévu. Les nôtres tinrent
bon. Les Gentils s’épuisèrent un peu avant le jour, se contentant de balancer
leurs torches par-dessus le mur tant qu’un peu de force sustentait encore leur
rage. Puis chacun se retira dans sa tanière pour lutter contre la peste, elle
qui n’attendait que la chaleur du jour pour frapper à nouveau.
Je pus retrouver Joseph. À l’intention d’Éva, il m’accorda
l’un des masques prévus pour ses fils, m’assurant que ce serait peu de travail
d’en fabriquer un autre.
La fille d’Isaac était déjà revêtue d’une cape bien trop
chaude pour la nuit étouffante lorsque je rejoignis leur maison. Sans mot dire
elle me laissa lui ajuster le masque, affrontant sans une plainte les effluves
purifiants qui faisaient pleurer les yeux et tourner la tête. Elle alla encore
une fois, dans ce bizarre accoutrement, se serrer contre le ventre de sa mère.
Isaac, les joues ruisselantes de larmes, me répéta ses recommandations avec la
même ferveur qu’il mettait chaque jour dans la lecture de la Mishna.
Le MaHaRaL était demeuré en haut, dans sa chambre,
signifiant par là qu’il ne nous faisait aucun adieu car il attendait notre
retour. Son épouse Perl me confia une bourse et des lettres qui nous
ouvriraient des portes dans bien des villes. Je saisis enfin la main d’Éva
comme son grand-père l’avait fait et nous nous précipitâmes dans les ruelles
désertes ainsi que deux fantômes sans visage.
Malgré mon angoisse, ou peut-être à cause d’elle, notre
fuite me parut étrangement aisée.
Il n’y avait pas âme qui vive sur la berge de notre côté.
Chez les chrétiens une cloche sonnait un glas très lent. La nuit demeurait
encore trop obscure pour qu’on puisse nous repérer depuis l’autre rive du
fleuve. Eva m’aida à faire glisser la barque sur la pente boueuse qui
s’enfonçait dans l’eau. De ma voix déformée par le casque je lui demandai de se
coucher au fond et de n’en plus bouger. Dès que nous fûmes au cœur du fleuve,
je retirai les avirons. Le plus grand silence nous enveloppa. Je rejoignis
l’enfant sur les planches humides. De ma voix de cuir, je lui expliquai que
nous allions nous laisser emporter par le courant aussi loin que possible de
Prague. J’étais en nage, je respirais avec effort, bien certain qu’il devait en
aller de même pour elle. Mais son orgueil ne l’autorisa pas à exprimer la
moindre plainte.
Alors que doucement le fleuve faisait tournoyer notre
embarcation et que les rives défilaient autour de nous comme les personnages du
théâtre d’ombres que Prague a inventé, je cherchais à la divertir de la peur
qui nous glaçait le cœur et nous clouait les pieds. Je lui expliquai que nous
étions en train d’appliquer l’unique remède contre la peste connu des Gentils.
Ils l’appelaient « l’électuaire des trois adverbes » : « Cito,
longe, tarde : Pars vite, va loin et reviens tard. »
Elle ne montra aucune réaction ni curiosité. Je guettais en
vain les soupirs ou les larmes sous son masque. Elle se tenait si immobile dans
l’inconfort de la barque que je commençai à me demander si elle ne s’était pas
tout bonnement endormie.
Mais alors que j’essayais de me repérer en jetant des coups
d’œil par-dessus le plat-bord de la barque, ses doigts se refermèrent sur ma
main.
— David, demanda-t-elle sous son casque, tu as
peur ?
Je fus tenté de mentir, de faire le brave. Puis je me
rappelai sa capacité à détecter le mensonge.
— Oui, admis-je sincèrement. Je crois bien que je n’ai
jamais eu aussi peur de ma vie.
— Moi aussi. Même si je n’ai pas encore eu beaucoup
d’occasions, comme toi, de comparer avec mes autres peurs.
La remarque me fit sourire autant qu’elle me rassura. Le
goût d’Eva pour la vérité n’avait d’égal que celui des jugements précis. Un
instant plus tard, elle me demanda encore :
— Toi qui connais les mathématiques, sais-tu si une
grosse peur plus une autre grosse peur, ça
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