Le kabbaliste de Prague
jugement dans les
ténèbres de mon cœur. Je me détournai d’Éva et d’Isaïe et, durant tout le temps
que dura cette fête qui m’était destinée, je pris soin de les voir le moins
possible.
D’ailleurs, quand j’entendis les chants et le son des
violons qui accompagnaient cette bombance, j’eus les larmes aux yeux. On était
chez nous, dans nos bonheurs simples et fidèles. Des bonheurs qui m’avaient
manqué depuis si longtemps que j’en avais perdu le goût au point de l’oublier.
Les retrouver était une émotion violente. Comme si j’étais de nouveau vivant en
entier.
Isaac et Jacob m’entourèrent comme des frères. Je remarquai
leurs cernes plus creusés et leurs rides plus profondes. L’embonpoint avait
encore arrondi Isaac, tandis que Jacob paraissait plus sec et plus maigre que
jamais. Ils devaient constater sur moi le même passage du temps. Il ne fallait
pas s’en plaindre. Ainsi est la beauté de la vie qui va comme un mouvement,
déployant et embellissant autant qu’elle use. Moi qui suis désormais hors du
temps, je peux vous l’assurer mieux que personne.
Mais lorsque les invités refluèrent, que la fatigue apaisa
les rires et les danses, l’instant que je redoutai sans oser me l’avouer
arriva.
Isaac m’appela dans un recoin de la pièce, où Jacob aussitôt
nous rejoignit. En cœur, ils s’exclamèrent :
— Le Tout-Puissant en soit mille fois remercié !
Nous n’osions plus croire que tu serais là pour le mariage !
Je souris et opinai comme si cette perspective ravissait mon
cœur.
Jacob me demanda :
— Tu les as vus ? Tu as vu comme ils sont beaux et
vont si bien ensemble ?
— Le caractère d’Eva n’est plus celui que tu as connu,
renchérit Isaac. Elle est devenue calme, ses caprices sont passés, elle est
presque sage.
— Et certainement très belle, dis-je.
— Isaïe aussi a maintenant fière allure, déclara Jacob
en me regardant droit dans les yeux. Mais ce n’est rien à côté de sa sagesse et
de la profondeur qu’il met à l’étude.
— Sais-tu qu’Éva, elle aussi, n’a cessé d’étudier,
comme si elle voulait un jour en savoir autant que son grand-père ?
s’amusa Isaac.
— Bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’une épouse
cherche à en savoir autant que son époux sur des choses qui sont hors de sa
portée pour des raisons de nature. La sagesse ne sera jamais du domaine des
femmes, le Saint-béni-soit-Il.
— Je te concède que ton Isaïe sera sage pour deux,
admit Isaac sans se départir de son rire. Mais il devra tout de même compter
avec une épouse douée d’une intelligence qui vaut son caractère.
— Isaïe saura se faire respecter dans sa maison, assena
Jacob sans plus rire ni sourire.
Je devinai que cette joute n’était pas nouvelle entre eux.
Sous les rires, elle cachait quelques inquiétudes. Presque malgré moi, comme
agité par mes ténèbres, je demandai :
— Au moins, s’entendent-ils bien ?
S’aiment-ils ?
— Ils s’entendent, fit Isaac en inclinant la tête sur
le côté, ce qui était depuis toujours sa manière de ne répondre qu’à demi à une
question.
— Isaïe n’a qu’un cœur. Il est grand, il est fidèle, il
n’y a pas d’autre femme au monde que sa promise. Il me l’a dit lui-même c’est
comme s’il ne connaissait pas d’autre visage de femme que celui d’Eva.
— C’est beau et bien, admis-je en dissimulant mes
doutes et une déception qui n’était pas loin de la colère. Et quand donc est
fixé le mariage ?
— Dans deux mois, juste avant Kippour. Ainsi, ce sera
parfait : nous nous sommes fait notre promesse au lendemain de Kippour.
Vingt ans se seront écoulés. Que la volonté du Saint-béni-soit-Il
s’accomplisse.
Dans les jours qui suivirent, j’évitai de rencontrer Éva. Je
m’arrangeai pour ne voir Jacob et Isaac qu’à la synagogue ou dans le klaus de
notre Maître. Si bien qu’en peu de temps, profitant encore de l’agitation qui
m’entourait depuis mon retour, je parvins à repousser la pensée de cette folle
émotion qui m’avait saisi en retrouvant Éva, ainsi que cette promesse de
mariage qui ne me semblait toujours pas plus raisonnable qu’elle ne m’avait
paru au premier jour. L’une et l’autre, je le devinai, si j’en laissais courir
les effets dans mon cœur et mon esprit, en viendraient à se muer en une sorte
d’épine où s’éraillerait l’équilibre de mon existence.
Sans doute aurais-je dû
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