Le kabbaliste de Prague
trop faisandés, le débraillement laissait voir tout ce que l’on voulait
et il ne restait pas même de dalles assez propres pour qu’on pût atteindre la
table sans se souiller les bas.
Je crus défaillir et me bouchai le nez en m’approchant. Je
m’étais tellement accoutumé au faux nez de Tycho que je ne songeai pas un
instant à l’affront que mon geste pouvait signifier. La colère fulmina dans ses
yeux rougeoyant d’ivresse.
J’eus droit à un rire. Tycho retira son faux nez et exposa
sa face plate à la vue de tous.
— Qu’en penses-tu, David Gans, toi, le
kabbaliste ? Ferais-je un bon Golem ?
Sidéré par ces mots, je restai stupidement à le regarder.
Des gloussements d’ivresse résonnèrent autour de nous.
Tycho trempa un doigt dans une sauce épaisse et marronnasse
qui se trouvait sur la table. Agilement, il dessina sur un mouchoir de lin, en
hébreu, les quatre lettres du mot ÈMET, Vérité.
Il se ficha le tissu sur le front, se dressa en chancelant.
— Le Golem du Danemark va s’en aller bientôt pour
Prague !
Les rires redoublèrent. Je bondis et arrachai le linge des
mains de Tycho, l’enfonçai dans une cruche d’eau grasse où tous s’étaient rincé
les doigts.
— Non ! hurlai-je. Ne faites pas ça ! Ne
faites jamais ça !
Un silence extraordinaire tomba sur l’assemblée. On nous
regardait, moi qui avais parlé d’un ton que nul n’osait jamais employer envers
le prince des astronomes, et Tycho, dont chacun guettait la réaction.
Nos yeux se trouvèrent et restèrent rivés comme des pièces
de fer prises par le gel. Peut-être Tycho lut-il dans les miens que j’étais
au-delà de toute réprimande.
Il eut un sourire que la blessure de sa face rendit
infiniment épouvantable.
— Tu y crois pour de bon, à cette possibilité du Golem,
David Gans ?
Sa voix était calme, seulement étonnée, un peu incrédule.
Je lui répondis :
— Cette question n’existe pas et ne connaît pas de
réponse.
D’un geste sec et précis, qui ne sentait plus sa soûlerie,
il replaça sa prothèse sur son visage, agita les bras vers les festoyeurs.
— Foutez-moi le camp. Ouste ! Débarrassez le
plancher ! Tous. J’ai à parler avec M. Gans.
Il se rassit et, quand nous fûmes seuls, il me
demanda :
— Tu connais quelqu’un qui serait capable de
cela ? De créer un Golem ?
Mon désir fut de ne pas répondre. Et peut-être, d’une
certaine manière, n’ai-je pas répondu. Mais la pensée et les mots franchirent
mes lèvres.
— Oui. S’il en est un dans ce monde qui le peut, je le
connais.
Bien sûr, Tycho voulut savoir à qui je pensais. Cette fois,
je sus me taire. Il insista, je tins bon. Il eut un geste las.
— L’Uraniborg de Venusia, c’est fini, David Gans.
— Fini ?
— Retourne dans ta Prague et demande à Rodolphe combien
il est prêt à payer pour que je reconstruise mon Uraniborg chez lui.
— Quand dois-je partir ?
— Aussitôt que tu le pourras, David Gans.
LE CHAOS
1
Lecteur, tu auras pu constater combien, durant ces dix
années de pérégrination, j’avais oublié la promesse échangée par Isaac et
Jacob.
Pis encore, à ma honte aujourd’hui, j’avais à peine songé à
Eva. Et certainement jamais à Isaïe. Ma tendre complicité avec la petite-fille
du MaHaRaL qui, un temps, m’avait enchanté, semblait avoir disparu de mes
souvenirs, de ma vie et, pour ainsi dire, avoir appartenu à un autre.
C’était oublier que la mémoire ne nous appartient pas. Elle
va dans le temps avec une force qui lui est propre et que l’oubli ne peut
entamer tout à fait. Par la volonté du Saint-béni-soit-Il, elle est la
puissance commune qui nous lie à jamais, que nous le voulions ou non. Elle
œuvre à sa manière souterraine pour resurgir à l’improviste et imposer ses
devoirs alors qu’on s’y attend le moins. Mon retour à Prague fut l’occasion
d’en faire l’éclatante expérience.
D’abord, on m’y fêta comme je ne m’y attendais pas. Sitôt
mon arrivée connue, l’empereur Rodolphe envoya son chambellan pour s’enquérir
des lettres de Tycho que j’avais annoncées et rapportées du Danemark.
L’entrée de la voiture de cet homme dans la ville juive fut
un événement. Il allait en pourpoint lie-de-vin à collerette de batiste, une
chaîne d’argent médaillée sur la poitrine, un chapeau de velours à plume de
faisan et une garde de douze hommes d’armes à cheval.
Qu’il me
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