Le kabbaliste de Prague
montrât toutes les marques d’un respect attentif fut
encore moins commun. Cela assura ma gloire pour quelque temps. Il me posa
toutes les questions auxquelles je m’attendais quant à la venue du prince des
astronomes à Prague. Les réponses étaient faciles : elles avaient été
conçues d’avance par Tycho lui-même.
À la suite de quoi, quelques jours durant, je fus une sorte
de héros que l’on vint visiter. Aujourd’hui j’en souris devant vous et y
resonge avec cette même ironie qui plisse vos yeux. Mais lorsque le MaHaRaL en
personne me témoigna toute son attention affectueuse, quand il ordonna qu’on
vienne dans son klaus m’écouter raconter par le menu mon séjour auprès de
Tycho, mon orgueil en fut flatté bien au-delà du raisonnable.
Ainsi, je passai de longues heures dans le klaus à décrire
les merveilles de l’Uraniborg et des études que l’on y menait, la grandeur des
édifices de Tübingen, l’hôtel de ville de Bâle, les canaux de Venise et
l’université de Padoue, où j’avais rencontré l’homme qui, grâce à la Kabbale,
avait découvert l’Univers. J’expliquai les calculs et les traductions que
j’avais accomplis sur Venusia avec Tycho Brahé. Un résumé qui fut l’objet de
bien des débats. Je retrouvai cette passion de savoir et de comprendre qui
n’existe et n’existera jamais que dans les yeshivas, où vingt paroles nouvelles
peuvent engendrer une infinité de discours.
Isaac et Jacob ne furent pas les derniers à me témoigner une
affection dont je m’étais déshabitué. Vögele et Rebecca, leurs épouses,
insistèrent pour m’offrir un grand repas de retrouvailles. Pour la première fois – et
la dernière, je dois dire –, on cuisina pour moi des cous d’oie farcis,
des carpes farcies et le rosol, un bouillon aux vermicelles préparé avec soin.
Puis on apporta des plateaux de ces gâteaux au fromage et aux amandes dont je raffolais
quand j’étais enfant. Et c’est ainsi que je retrouvai Éva.
Ce jour de fête, à peine eus-je pénétré dans le vestibule de
la maison d’Isaac que je me retrouvai face à une belle jeune fille. Une femme,
en vérité, dans la splendeur de sa jeunesse. Le temps d’un éclair, un souvenir
me coupa le souffle. Cette femme qui était devant moi, je l’avais déjà vue dans
sa beauté nouvelle. Je l’avais vue en rêve, ou quoi que fût cette imagination
qui m’avait emporté pendant mon inconscience, à Gardone, après avoir été
assommé par les brigands.
Éva était à présent plus grande que moi d’un pouce. Elle
possédait encore cette grâce particulière venue de l’adolescence mais aussi un
plein corps de femme, avec ce poids de sensualité qui n’appartient qu’à la
toute-puissance de la vie.
Je reconnus le front haut qui venait de son grand-père, mais
le visage était d’une finesse nouvelle. Son cou avait acquis la délicatesse
d’une fleur et la masse de cheveux libres et sombres lui faisait un écrin
émouvant. Elle avait toujours eu une bouche petite, désormais elle s’était
dessinée comme deux pétales riches et fermes qui s’ouvrent à l’approche du
printemps. Ses joues s’étaient arrondies, les pommettes un peu plus larges
peut-être. Ce que l’on remarquait avant tout, c’était l’ambivalence de son regard
qui mêlait la profondeur à la volonté. De ses yeux de pleine mer venait la
sensation d’une eau dormante pourtant intensément vivante.
Elle sourit. Si je ne l’avais pas déjà reconnue, ce sourire
m’aurait enflammé le cœur.
— Éva !
— David !
— Que l’Éternel te bénisse ! Que tu es belle… Je
ne puis le croire !
Elle eut un petit rire de coquetterie. Elle n’ignorait pas
sa beauté. Ma surprise et mon admiration la flattaient tout de même, ainsi
qu’un bonheur attendu. On se considéra quelques secondes avant de s’embrasser.
Une étreinte emplie de tendresse et d’un peu de gêne. Notre élan appartenait à
l’affection pure, née il y avait bien longtemps, mais c’était un vrai corps de
femme que j’enlaçai en cet instant. Sa jeune poitrine se pressa contre mon
torse. La douceur de sa joue était une caresse de soie. Dans ses cheveux et son
cou, je respirai un parfum nouveau qui me fit battre le cœur.
Pendant que nous étions ainsi enlacés, les paupières closes,
je songeai : Heureux, mille fois heureux celui qui sera son époux.
Pour me traiter aussitôt d’imbécile. Je savais qui serait
son époux.
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