Le kabbaliste de Prague

dans le noir. Elle pressa un peu ma
main, comme si ce pouvait être une réponse à mon sourire.
    La fraîcheur du fleuve nous enveloppait, mais nos corps, à
chaque point où ils se touchaient, brûlaient. Je fis un effort pour oublier
Isaïe et beaucoup d’autres choses.
    — Je me souviens de notre séjour à Cracovie, reprit
Éva. Pendant que tu étais loin je n’ai cessé d’y songer. Parfois, le soir, pour
m’endormir, je me racontais notre voyage et cela me venait si bien que j’avais
l’impression de le vivre une nouvelle fois. Des histoires de gamine, mais pas
seulement. J’ai appris auprès de toi qu’un homme pouvait se comporter envers
les femmes comme si elles valaient autant que lui. Tu étais gentil et patient
comme personne ne l’a été ni avant ni jamais après. Tu m’aimais bien.
    De nouveau je ne trouvai pas de réponse, mais c’est moi,
cette fois, qui pressai sa main. Elle dit :
    — Après, tu m’as manqué. Je pensais à Cracovie, mais
c’est toi qui me manquais, rabbi David.
    Elle parlait si bas que ses mots semblaient s’éparpiller
dans le tintamarre des grenouilles. Peut-être ai-je fermé les yeux pour faire
comme si je n’avais pas vraiment entendu.
    Nos doigts enlacés demeurèrent comme du plomb.
    Puis, soudain, Eva laissa aller sa tête contre mon épaule.
Elle retira sa main de la mienne et m’enlaça, son bras enserrant mon dos,
agrippant le tissu du caftan léger que je portais désormais, à la manière de
MaHaRaL. À travers le tissu, sous sa joue embrasée qui se pressait contre mon
épaule, je devinai l’humidité de ses larmes.
    Son souffle fut cette fois si près de mon oreille que je ne
pus feindre de ne pas l’entendre.
    — Tu as compris, David, n’est-ce pas ?
    — Je ne sais pas.
    — Je n’épouserai pas Isaïe.
    — Éva !
    — Écoute-moi, David, je t’en prie, écoute-moi…
    — La promesse de ton père…
    — Elle concerne mon père, la folie de mon père. Celle
de Jacob tout autant. Mais ce n’est pas possible. Il y a longtemps que je le
sais. Et toi aussi, tu le sais. Depuis plus longtemps encore, même si tu ne dis
rien. Je l’ai lu dans tes yeux. Je l’ai lu dans ton cœur.
    — C’est impossible, Éva. Tu vas les briser.
    — Et tu préfères que je me brise parce que mon père n’a
pas pris la mesure de ce qu’il promettait ? Je croyais que toute votre
sagesse, toutes vos études, toutes vos disputes, c’était pour apprendre à
porter vos devoirs et vos responsabilités. Mon grand-père ne dit-il pas que le
premier pas en direction du jardin de pureté, c’est de porter devant l’Éternel
les paroles que nous avons prononcées ? Mon père a prononcé la promesse.
Pas moi. Je n’étais pas même née.
    Elle se tenait toujours agrippée à moi, mais sa tête s’était
redressée pour libérer la colère qui bouillonnait dans ses mots. Des mots
terribles tant ils étaient justes.
    Je la devinai qui me regardait dans le noir. Un peu plus
bas, elle dit :
    — Et toi, tu as été témoin de leur folie. Tu t’es-tu.
    — Je n’avais pas à dire.
    — Grand-père rabbi aussi a laissé dire et faire. Et ma
mère et ma grand-mère aussi. Tous, vous m’avez abandonnée comme si je n’étais
pas faite de sang et de chair, pas douée d’esprit, mais seulement le jouet des
paroles de mon père.
    — Et Isaïe ? As-tu songé à Isaïe ? Il t’aime…
    La poigne qui me tenait me frappa brutalement le flanc. Éva
gronda.
    — Ne dis pas ça, toi ! C’est comme si tu
prononçais un blasphème devant l’Éternel. Tu sais ce que c’est que m’aimer,
toi. Même si tu le caches.
    Elle laissa peser un silence plein du coassement des
grenouilles. Soudain, comme si elle voulait se cogner à une porte, elle enfonça
son front contre ma nuque.
    — Isaïe n’aime rien, David. Pas même lui. Il veut
seulement obéir à son père… Et encore ! On croirait plutôt qu’il veut
devenir son ombre. Oh ! oui, lui, il veut l’accomplir, cette
promesse ! Il ne pense qu’à ça. Il s’imagine que l’accomplir, c’est comme
grimper l’échelle des Sefirot !
    Je sentis son front rouler contre mon épaule en un signe de
dénégation.
    — Isaïe n’est pas encore né, David. Il me suffit de le
voir et de l’entendre pour savoir qu’il m’est impossible de l’aimer et plus
encore d’entrer dans sa couche.
    Je ne parvenais plus à prononcer un mot, à peine à respirer.
Les paroles d’Eva s’abattaient sur mon