Le kabbaliste de Prague
cœur comme une grêle. Je devais me
retenir de toutes mes forces pour ne pas l’enlacer, la serrer contre moi et lui
baiser les lèvres en lui criant qu’elle avait raison. Que son père et Jacob
avaient fauté, que j’avais fauté tout autant qu’eux et même, à ma manière, plus
qu’eux.
Je me contraignis au contraire à songer au chaos qui
s’élançait vers nous comme une pierre de fronde. Je m’obligeai à me mentir. À
croire qu’il n’y avait pas d’autre issue que cette promesse.
Mais Eva était faite d’intransigeance et de jeunesse. Pas
une parcelle de son âme ne pouvait être corrompue par le mensonge.
— Tout ce que je ne peux pas faire avec Isaïe, je le
ferais avec toi en pleurant de bonheur, David. Tu le sais. J’ai même rêvé que
tu en aurais le courage. Mais je sais bien que non.
— Eva, tu ne dois pas…
Elle couvrit ma bouche de ses doigts.
— Je sais tout ce que tu peux dire. Je sais tout ce que
tu penses. Et je ne t’en veux pas. C’est ainsi. Je ne te demande rien d’autre
que de continuer à m’aimer. Et quand ils se déchaîneront contre moi, toi, il
faudra que tu continues à m’aimer.
Je n’eus pas le temps de protester. Ses lèvres remplacèrent
ses doigts. Un baiser qui, le temps d’un éclair, me fit croire que l’univers
était encore plus vaste que ce que j’en avais conclu lors de mes voyages.
Puis Éva disparut dans la nuit. Les grenouilles cessèrent
brusquement leur chant. Tant de siècles après, j’entends encore chacun de ses
pas. Pendant un instant, ce fut étrange. Il me sembla qu’elle allait
disparaître parmi le feu des étoiles et que je devais courir derrière elle.
2
Le Haut Rabbi Salomon Louria, béni soit son nom et qu’il
rayonne de gloire jusqu’à la fin des temps, enseignait à Safed, en terre
d’Israël, les mille sens de la Kabbale et arpenta le Pardès comme un jardin de
roses. Il assurait que, à l’origine des origines, Dieu était parti en exil en
Lui-même, qu’il s’était contracté en un point d’atome dans le Saint des Saints
et qu’ainsi, pendant un temps, le vide le plus absolu, le plus impensable,
avait régné dans l’univers. Rabbi Salomon appelait ce mouvement la
« Contraction », le Tsimtsoum.
Quand les pas d’Eva ne furent plus audibles, qu’il ne me
resta que la nuit et le chaos de ce qui venait d’avoir lieu, je crus, et pour
longtemps, que mon cœur, mon âme, mon corps et ma raison avaient été balayés à
jamais par ce vide inhumain du Tsimtsoum.
Tu imagines, toi qui me lis, mon tumulte et mon supplice
sans que je retourne beaucoup le fer dans ma plaie.
Ce furent assurément les jours les plus épouvantables de mon
existence. Je ne savais plus où se trouvaient le bien et le mal, ce que je
devais faire et ne pas faire. Et, finalement, comme ces corps inertes du ciel
qui suivent leur course selon les lois mystérieuses qui les font graviter avec
régularité dans le silence sidéral, je m’enfouis dans l’ordinaire des jours.
Mon premier mouvement fut d’éviter Éva à tout prix. Cela
s’accomplit si bien que j’en déduisis qu’elle était animée par une même
volonté.
J’avais retrouvé mon logement au-dessus de l’atelier de cuir
de Joseph. Chaque jour, je le quittais et le retrouvais sans avoir fait
d’autres pas que ceux qui me conduisaient au klaus du MaHaRaL.
Autant que cela était possible, j’évitai également de me
retrouver seul avec Isaac et Jacob. Surtout Isaac, en vérité, dont j’aurais
difficilement supporté le regard.
On me laissa sans peine mener cette vie, on l’approuva,
même, y voyant un besoin de me discipliner après ces années passées loin de nos
habitudes et de nos règles.
Mais j’étais au désespoir. Je ne cessais de penser à Eva et
à la souffrance qu’elle endurait. Ma honte, ma rage, mon impuissance en
redoublaient.
Pouvais-je faire face à Isaac et tout lui raconter ?
Briser son bonheur, le couvrir de reproches, qu’il devine même mon amour pour
Éva ? Réduire à néant le rêve de sa promesse ? Bien sûr que non.
Pouvais-je affronter Jacob, le dissuader tout autant de
poursuivre son obstination ? Lui montrer combien son fils avait besoin
d’un autre rêve que celui d’épouser Éva, et qu’à le poursuivre il allait s’y
fracasser ? Bien sûr que non.
Pouvais-je me libérer de mon tourment en déposant la vérité
devant le MaHaRaL ? Peut-être.
Je faillis le faire. Ou, plutôt, notre Maître, dans
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