Le kabbaliste de Prague
Isaïe.
Bienheureux Isaïe, pensai-je alors, avec une morsure de
jalousie, autant l’avouer aujourd’hui. Cela est si loin que la glace de
l’éternité où je suis condamné ne fondra pas, hélas, au feu de ce beau et
trouble souvenir.
Éva devina mes pensées. À moins qu’elle ne fût effleurée par
les mêmes.
Elle s’écarta avec une douceur qui ne masquait pas tout
entier la violence de son émotion. Je remarquai la rougeur de ses joues, le
brillant différent de ses pupilles.
Je voulus voir ses mains, vérifier si déjà elle portait
l’anneau du mariage, si la promesse était accomplie. Mais elle garda ses doigts
noués aux miens. Je ne vis rien et n’osai pas poser la question. Elle dit, à
demi moqueuse, d’une voix plus chaude et plus ample que celle qu’elle avait
enfant :
— Peut-être devrais-je t’appeler oncle David ?
— Et pourquoi ? Tu m’as toujours appelé David, pas
autrement.
— Je ne suis plus une petite fille. Ce serait plus
respectueux, tu ne crois pas ?
Son ton me la fit mieux regarder. Elle éclata de rire. Elle
se moquait de moi. Éva l’espiègle ! Éva la terrible ! Elle n’avait
pas changé. Rien n’avait changé que son apparence. Je le sus dans cet instant.
Je ris avec elle. Heureux comme je ne l’avais pas été depuis trop longtemps.
— Avise-toi de m’appeler « oncle » une seule
fois, lui dis-je pour masquer mon trouble, et je te traiterai en petite fille.
Je suis certain que ça te plaira.
— Peut-être vais-je t’appeler rabbi David, répliqua-t-elle
avec un regard qui me fit frissonner. Pendant ton absence, c’est ainsi que je
t’appelais. Et souvent…
Des portes s’ouvrirent, des amis entrèrent, on m’entoura.
Nous ne fûmes plus seuls de tout ce jour.
Plus tard, je cherchai Isaïe. J’étais impatient de voir ce
qu’il était devenu et s’il s’accorderait bien avec Éva. La réponse à mes
interrogations ne me plut guère.
Je ne découvris le fils de Jacob qu’au repas. Il vint me
saluer, sage et cérémonieux. J’essayais de me rappeler l’enfant qu’il avait
été. Rien n’avait beaucoup marqué ma mémoire, sinon que Jacob l’avait façonné
comme un double de lui-même. Un garçon très sage, qui se tenait à l’écart et
jouait peu.
J’eus beau fouiller dans mes souvenirs, je ne trouvai aucun
instant qui nous eût rapprochés et nous portât à l’affection. Et à le voir là,
pas bien loin d’Éva, parmi les amis qui riaient et déjà chantaient, je crus
être l’objet d’une illusion.
Jacob avait atteint son but de manière stupéfiante. On
observait Isaïe et on voyait son père rajeuni de vingt années. Ce n’était pas
seulement l’apparence physique, quoiqu’ils partageassent jusqu’à la confusion
la même maigreur, le visage long aux lèvres minces, les oreilles un peu
grandes, les belles et longues mains, la barbe clairsemée aux reflets de
tourbe. Isaïe possédait le regard, le geste et la sévérité d’expression de son
père. À bien le regarder, on devinait chez le fils plus de douceur, cependant,
et moins d’assurance dans le ton et les manières.
Parfois, lorsqu’il regardait Éva, Isaïe esquissait un sourire.
Mais très vite sa bouche retrouvait son fil sévère et ses yeux se posaient sur
vous avec un sérieux qui aurait dû n’appartenir qu’au poids des ans. Il
m’appela « oncle David », me posa d’aimables questions. Polies et pas
vraiment intéressées. En vérité, nous étions de parfaits étrangers.
Je crois qu’en cet instant, découvrant Isaïe près d’Éva,
j’ai su le futur. Je me dis que non, qu’Isaïe ne pouvait pas être le
bienheureux époux d’Eva. Qu’il n’en était pas digne. Cette pensée
m’horrifia aussitôt qu’elle se formula dans mon cerveau. J’y détectai une
mauvaise jalousie plus qu’une clairvoyance.
Tout au contraire, je songeai que la beauté d’Éva, mon
admiration pour son caractère et la tendresse qui venait de m’emporter en la
retrouvant femme m’égaraient de la plus détestable manière. Douter de cette
alliance – et ce n’était pas la première fois – était de
surcroît faire un affront épouvantable à mes amis Jacob et Isaac qui justement
me fêtaient avec leur grande affection. Une horreur !
Je me morigénai. Je venais de passer dix années trop loin de
ceux qui composaient désormais ma famille. Trop loin de Prague, du MaHaRaL et
de sa sagesse.
J’enfouis ma jalousie et mon mauvais
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