Le kabbaliste de Prague
pas qu’il
se taise et ronge sa rage dans sa petite pièce du klaus. Et que l’assurance de
paix qu’il a obtenue de l’empereur Rodolphe n’est plus aussi efficace, puisque
tu as accompli ta mission et que, désormais, le prince des astronomes vient
s’installer ici…
Je songeai que, oui, hélas, c’était bien ce qui m’effrayait.
Eva formulait tout haut la peur qui me hantait depuis des semaines.
Tant que j’avais couru l’Europe, que j’avais cherché à
convaincre Tycho Brahé, l’Empereur nous avait considérés comme un instrument
utile à la réalisation de ses désirs. Et maintenant que nous les avions
satisfaits, Rodolphe se montrait nettement moins enclin à assurer nos jours
face à la vieille haine des catholiques, des jésuites ou des luthériens, qui
rugissait à nouveau dans les églises et les temples de l’Empire comme
rejaillit, de loin en loin, la lave explosive des vieux volcans.
Eva me raconta qu’elle s’était réunie avec des épouses, qui
toutes lui avaient confié les mêmes terreurs : les prochains massacres ne
tarderaient pas. Deux cadavres inconnus avaient été découverts dans la partie
de la Prague chrétienne que l’on appelait la Mala Strana en bohémien,
« Le petit côté ». Deux jeunes femmes trouvées dans le fond d’une
ruelle, nues, la gorge tranchée et le ventre ouvert. Nul n’avait reconnu leurs
visages. Mais déjà la rumeur courait que des Juifs les avaient égorgées pour
arroser de sang leur pain azyme.
— Tu sais où ces mensonges nous conduisent, dit Éva.
— Mais qu’attends-tu de ton grand-père ? Que
peut-il faire qu’il n’ait déjà tenté ?
— Retourner voir l’Empereur…
— Tu n’as pas besoin de moi pour ça. Et je vais te dire
la vérité que ceux qui écoutent cet illuminé de Zalman ne veulent pas
entendre : notre Maître fait tout ce qu’il peut pour nous protéger. Il ne
le fait pas d’hier. Il le fait depuis des années. Il n’est pas un mot, un
souffle qui sorte de sa bouche qui ait un autre but que celui de nous mettre
plus près de la protection du Tout-Puissant !
Je m’échauffai en parlant. Les idioties, les mensonges, les
malveillances à l’égard du MaHaRaL, et que j’avais supportés en silence depuis
des semaines, soudain m’enrageaient. Eva me considéra froidement.
— Je te crois, David. Pourtant ce n’est pas assez.
Grand-père rabbi ne fait pas assez.
— Éva !
— N’est-ce pas toi qui as recueilli la tête de mon
époux dans la fange des porcs ? Qui as passé des heures à chercher des
débris de son corps sans les trouver ? Et demain tu veux recommencer avec
mon corps ? Avec celui de ma mère ou de tous ceux qui vivent dans cette
ville ? Puisque leur soif de meurtre ne cessera qu’avec notre disparition
de l’univers.
— Éva, réfléchis un peu… Que peut faire ton grand-père
contre cette haine qui dure depuis des siècles ? Que peut-il accomplir que
tout notre peuple ne soit parvenu à accomplir ?
Elle me considéra d’un regard qui me glaça.
— J’y ai réfléchi, David. Crois bien que j’y ai
réfléchi. Depuis que nous sommes revenus, je n’ai pas cessé d’y penser. Et je
dis comme les autres. Comme toutes ces femmes qui regardent leurs enfants et
n’osent déjà plus respirer à la pensée de demain : Grand-père peut faire
plus.
Ah, lecteur, c’était terrible de voir Éva pointer sans
pardon cette impuissance qui nous massacrait autant que le mal qu’on nous
infligeait.
Bien sûr que c’était insupportable. Bien sûr qu’il fallait
lutter. Mais comment ? Par quels efforts, quelle abnégation que nous
n’avions pas déjà tentés ?
Et moi, qui avais tant le désir d’apaiser les jours d’Éva,
qui brûlais de tendresse pour elle et eusse voulu seulement admirer sa force,
son rire, son bonheur, je me sentis doublement impuissant et humilié.
Une honte qui me serra le cœur. J’essayai de la jeter loin
de moi par un rire mauvais, méprisant, même. Un ricanement de forcené tandis
que je lançai :
— Tu n’es qu’une fille sans cervelle ! Que
veux-tu ? Que le MaHaRaL nous produise un Golem qui anéantisse tous les
chrétiens ? C’est ça, ta folie ?
Un bizarre silence tomba sur mes cris. Je crois bien qu’on
entendit le frappement régulier du marteau de Joseph, mon logeur. Loin de
répondre à ma mauvaise fureur par d’autres cris, Éva sourit. Un sourire que je
ne lui avais jamais connu. Un de ces sourires que
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