Le kabbaliste de Prague
les milliers
de visages suspendus à son souffle.
D’une voix faible et qui pourtant fut perçue de tous, il
déclara :
— Je sais ce que vous attendez de moi, mais seul le
Saint Nom peut dire si j’en suis capable.
Comme dans un réflexe, la foule des femmes lui répondit :
— Qui est plus pur, plus saint, plus sage que notre
MaHaRaL ?
Je devinai les mots sur la bouche d’Éva plus tôt que sur
toutes les autres, et je devinai que cette réplique aussi, elle l’avait prévue.
Notre Maître n’en fut pas dupe, car c’est elle qu’il considéra durement en
rétorquant :
— Pour qui vous prenez-vous, pour juger de la sagesse
et de la pureté ?
Et comme cette fois il avait obtenu un silence respectueux,
il ajouta :
— Ce que vous espérez tous, c’est la force et la
puissance. Vous voulez posséder une arme qui écrase ceux qui nous écrasent.
Vous voulez la paix par le moyen de la destruction… Vous voulez le Golem, mais
qui d’entre vous pourra dire ce qu’engendre le Golem ?
Il se tut, considérant la foule, laissant ses paroles
atteindre les cœurs.
Et soudain, bien appuyé sur sa canne, sa silhouette
frémissant comme si une onde la traversait, il gronda :
— Retirez-vous. Allez prier et laissez Dieu décider de
ce qu’il nous permet et ne nous permet pas.
Ce fut la plus étrange nuit de ma vie.
Personne ne dormit et les synagogues brillèrent autant que
durant Hanoucca.
Nous, les disciples, quand nous vîmes le MaHaRaL rentrer
dans le klaus, nous pressentîmes tous ensemble que nous ne devions pas l’y
suivre. Nous nous disposâmes tout autour du bâtiment et, malgré le froid
mordant qui nous gelait les os et givrait nos barbes, nous priâmes comme il
l’avait ordonné.
Au début de la nuit, je ne pus m’empêcher de songer beaucoup
à Eva. Elle avait gagné cette bataille que je croyais impossible avec une
adresse qui m’éblouissait. Mais rien n’était joué, et elle devait savoir que
son grand-père ne se laisserait conduire par rien d’autre que la paume du
Tout-Puissant.
Peu à peu, nos prières devinrent une manière
d’engourdissement que le froid et la fatigue renforçaient. Afin de lutter
contre cette faiblesse grandissante, l’idée vint à l’un de nous de marcher tout
autour du klaus et entre les pierres des tombes. Des enfants étaient venus nous
apporter des chandelles. Des hommes vinrent les renouveler et déambuler à nos
côtés, priant d’une même voix. Quand l’aube approcha, il y eut ce spectacle
étrange et magnifique de nos voix dans le noir et de nos chandelles qui
brillaient en tournant comme si cela ne devait jamais finir. Et comme nous
avions conscience de cette beauté et que notre effort se transformait en une
sorte de joie inattendue, nous priions de plus en plus fort, les mots montant
dans la nuit avec la même légèreté que nos pas glissaient sur le givre.
Nul doute que si les Gentils avaient pu surprendre ce spectacle
ils eussent pris peur et se fussent persuadés, confirmant leurs pires craintes,
que nous étions en train de pratiquer une magie terrible.
Finalement, nous fûmes soudain silencieux et tremblants
d’effroi lorsqu’une heure avant l’aube il sembla que l’obscurité cessa de faire
peser un froid de glace sur nos visages et sur nos nuques. Les flammes des
chandelles s’allongèrent ainsi qu’elles le font en été quand elles sont
emportées dans un souffle chaud. On leva les mains avec le désir de simplement
caresser l’air. Nos cœurs s’affolèrent de le sentir doux, soyeux, si suave que
le trouble nous ferma les paupières.
Nos bouches se turent. Les prières volaient dans nos cœurs
sans le besoin du bruit de nos gorges. Plusieurs d’entre nous respirèrent un
parfum inconnu, si envoûtant, si délectable, qu’il se glissa dans nos poitrines
comme si nos chairs étaient devenues aussi tendres et accessibles que des
pétales de fleurs.
Et cela cessa.
La lumière du jour nouveau rosissait le ciel. Rien n’avait
changé du bâtiment, du cimetière et des murs. Le froid était là. La buée
sortait de nos bouches et gelait sur nos joues. Mais tous ensemble nous
découvrîmes le MaHaRaL dressé devant nous, drapé dans son immense manteau.
Nous nous approchâmes. Il dit :
— Qu’on fasse la chaîne depuis la rive du fleuve et
qu’on m’apporte de la boue malléable.
Ce fut ainsi que cela advint.
La décision du MaHaRaL fila comme la foudre de bouche à
oreille. Un cri de joie
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