Le kabbaliste de Prague
pas. Dans le klaus,
c’était une habitude que nous connaissions bien. Elle ne manifestait que son
intense attention et son écoute scrupuleuse. Néanmoins, dans la salle autour du
bourgmestre, nombreux en furent déconcertés.
Des murmures commencèrent à se répandre. Comme il était
prévisible, le scandale éclata par la voix de ce Zalman, le colporteur de Torah
dont j’avais presque oublié l’existence et qui depuis toujours se répandait en
insanités sur notre Maître. Avec ses manières de fou, une veille de shabbat, en
pleine rue, il brandit le poing en direction du MaHaRaL qui regagnait sa maison
et hurla :
— Le voilà, celui par qui le chaos entre dans la ville.
Le voilà, celui qui excite les Gentils avec sa barbe et ses mystères !
Les passants, tout autour, se précipitèrent pour le réduire
au silence, mais Zalman se défendit comme un diable.
— Le beau Haut Rabbi que nous avons ! Il est là,
avec nous, et qu’est-ce qu’on y gagne ? Du désordre ! Du
désordre ! Il est l’ami de Rodolphe. Et qu’est-ce qu’on y gagne ? Des
massacres ! Où est la paix qu’il nous doit apporter ? Je ne la vois
pas. Mais lui, je le vois dormir dans la salle du Conseil et courir dans les
chambres secrètes de l’Empereur…
Et ainsi de suite. Avec tant de haine et de force que chacun
était bien forcé d’écouter, songeant qu’il y avait un peu de vrai dans ces
délires.
Que le MaHaRaL ait apporté la gloire des lettrés d’Europe
dans notre ghetto de Prague, nul n’en doutait. Mais qu’il y avait apporté la paix
et la sécurité, qui pouvait le jurer ?
Bien sûr, le MaHaRaL ne daigna pas répondre. Il n’eut pas
même un regard pour Zalman. Sa haute silhouette s’éloigna comme si rien n’avait
été prononcé.
Pourtant, de ce jour, qui devait être tout près de celui où les
chrétiens célèbrent la naissance de leur Christ, plus aucun de nous, au klaus,
n’osait croiser son regard. La fureur y brûlait avec tant de puissance qu’on
eût dit qu’elle allait calciner ses paupières.
Dans la ville, les murmures se firent plus insistants qui
lui reprochaient de ne pas mettre tout son savoir au service de la paix et de
la sûreté de nos jours.
Comme je l’ai dit, de tout ce temps, j’évitai Éva, et elle
se tenait loin de moi. Nous en connaissions les raisons, sans avoir besoin de
les exprimer.
Je savais qu’elle portait avec rigueur le deuil de son
époux. Qu’on la voyait aussi souvent à la synagogue que devant la pierre
tombale de Bachrach, dressée juste derrière le klaus. Isaac, quelques fois,
l’ombre dans le regard, m’avait confié qu’il ne reconnaissait plus sa fille.
— C’est comme si ce sommeil qui l’avait saisie après
votre terrible arrivée l’avait éteinte pour de bon. Plus de colère, plus de
caprice ! Juste un visage plus clos qu’un coffre de banquier. C’est à
peine si elle nous parle. Aïe, aïe, aïe, David ! Entre le MaHaRaL et elle,
en voilà deux avec qui on ne sait plus comment se tenir !
Puis, la veille de l’an 5360 de la création du monde
par le Saint-béni-soit-Il, en l’an 1600 du calendrier de Rome, je la
trouvai devant la maison du cordonnier où j’avais toujours mon logement.
Son visage n’était plus fermé. La première chose que je vis
fut la tendresse de ses yeux.
Elle me demanda avec une douceur qui me surprit tant elle
était retenue, presque craintive :
— Puis-je monter dans ta chambre ?
Mon étonnement s’accrut et j’eus le réflexe de regarder
autour de moi, comme si les passants pouvaient l’avoir entendue. Un éclair
amusé passa sur le visage d’Éva et, une seconde, il me sembla la retrouver pour
de bon.
— C’est seulement pour parler, David. Et maintenant, je
suis veuve. Tu ne risques rien.
Je rougis comme si j’avais encore vingt ans. L’instant
d’après, dans ma petite chambre, en cherchant mon regard, elle me confia :
— Grand-père rabbi se trompe, je le sais. Zalman est
peut-être un fou. Il ne sait pas de quoi il parle, il est méchant et je suis
certaine qu’il va raconter aux Gentils des mensonges sur Grand-père rabbi. Mais
il y a quelque chose de juste dans sa colère. Je le sais. Et j’ai besoin de
toi, David.
Elle adoucit la sécheresse de ses mots avec un sourire qui
arrêta le battement de mon cœur. Elle répéta :
— J’ai besoin de toi, une fois de plus.
— Pour quoi faire ?
— Pour convaincre Grand-père qu’il ne suffit
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