Le kabbaliste de Prague
lin.
Ainsi, l’enterrement de Bachrach, béni soit son nom dans
l’Éternité, put avoir lieu en même temps que celui de la cinquantaine de
personnes qui avaient péri dans le massacre.
Eva ouvrit les yeux deux jours plus tard.
Son réveil fut étrange tant elle se montra calme.
On eût pu penser que, dans son long sommeil, elle avait tout
su et tout compris. Elle ne prononça le nom de Bachrach que pour demander où se
trouvait la pierre de sa sépulture. Elle alla y prier et, dans les jours
suivants, pria encore, longuement, assidûment, à la synagogue.
Envers ses parents, elle fut douce et silencieuse. Vögele et
Isaac comprirent vite qu’elle ne répondrait pas aux questions qui leur
brûlaient les lèvres. Moi, d’un regard je compris qu’elle ne souhaitait pas
beaucoup me voir près d’elle.
Pendant des semaines elle entra dans le silence, s’y drapa
et y demeura.
J’en fus moins étonné que les autres. La violence qui nous
avait accueillis avait été si terrible qu’en quelques minutes elle semblait
nous avoir usé les nerfs et durci le cœur d’une manière qui serait longue à
apaiser.
D’ailleurs, à sa façon, notre ville juive était toute
entière saisie par ce silence d’effroi, de rage et de recueillement tout à la
fois. Les jours s’écoulaient, les gestes, les actes, les paroles, tout
s’efforçait de reprendre l’apparence des heures ordinaires, mais chacun savait
que cette mise en scène de l’orgueil n’effaçait aucune douleur ni aucune
colère.
L’approche de Noël, qui depuis toujours était un moment où
les curés diffusaient, depuis la chaire de leurs églises, de dures paroles
envers les Juifs, laissait chacun sur ses gardes. Moi comme les autres.
Au cœur du mois de Tevet, j’appris que notre empereur
Rodolphe allait enfin accueillir avec faste son nouveau Mathematicus, Tycho
Brahé. Installé dans le château de Benateck, à une dizaine de parasanges de
Prague. Les travaux du nouvel Uraniborg étaient achevés. L’observatoire des étoiles
allait fonctionner dès la prochaine année.
La nouvelle me souffla un grand plaisir. J’oubliai Eva,
Bachrach, les massacres. L’excitation de la science m’emporta. Mon premier
mouvement fut de me rendre à Benateck, d’aller saluer le seigneur Brahé et peut-être
même de lui offrir mes services. Tout un jour, joyeusement, je m’y préparai et
rassemblai les calculs nouveaux et les traductions qui, je le savais,
plairaient à Tycho.
Pour la première fois depuis des semaines, je m’endormis ce
soir-là sans songer à Éva et cependant en souriant.
Je me réveillai au cœur de la nuit, le souffle court, le
cœur battant et le front en sueur. Je ne me souvins pas de mon rêve, mais ma
bouche était aussi sèche qu’après une course. Aussitôt, les yeux dans le noir,
je me vis traverser la ville et la campagne pour atteindre l’Uraniborg, ma
toque à pointe qui proclamait à tous ma qualité de Juif enfoncée sur mon front.
Le plaisir et le courage d’accomplir ce qui n’était qu’une heure et demie de
marche m’abandonnèrent.
Je me levai pour aller à la synagogue et prier. Mais la
prière n’y changea rien. Le jour levé, je demeurai à mes études dans le klaus
et rangeai ces papiers que j’aurais tant voulu montrer au seigneur Brahé.
3
Maintenant que les choses peuvent se contempler comme un
vaste paysage, je me rends compte que les semaines qui suivirent ne furent pas
ordinaires.
Jusqu’à la fin du mois de Tevet et durant le début de celui
de Chevat, il régna sur Prague ce calme trompeur et obscur où s’engendrent les
tourmentes et l’inouï.
Sous le masque des jours ordinaires, la peur occupait les
cœurs et la colère énervait les têtes. Plusieurs fois, le bourgmestre Maisel
réunit autour de lui les plus sages. Le MaHaRaL en fut, bien sûr, ainsi
qu’Isaac et quelques autres dont la voix était écoutée. Pour la centième fois
des dispositions furent adoptées pour solidifier nos murs, nos portes, et aussi
pour que l’on assure mieux la garde des rues comme la surveillance de l’humeur
dans la ville chrétienne.
Pourtant tous savaient que ce n’était qu’une manière
d’agitation sans grande vertu. Au cours de ces rencontres, le MaHaRaL demeurait
parfaitement silencieux. Il pouvait arriver et repartir sans que quiconque eût
entendu sa voix. Il se tenait les paupières aux trois quarts closes, sans un
mouvement et avec un souffle si léger qu’on ne le percevait
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