Le Lis et le Lion
des
six services, et la place du comte d’Artois, à la gauche de la reine Philippa,
demeurait vide.
— Notre cousin Robert n’est-il
donc point rentré ? demanda Édouard III qui s’était déjà, en
s’asseyant à table, étonné de cette absence.
Un des nombreux écuyers tranchants
qui circulaient derrière les convives répondit qu’on avait aperçu le comte
Robert, retour de la chasse, voici près de deux heures. Que signifiait pareil
manquement ? Si même Robert était las, ou malade, il eût pu envoyer un de
ses serviteurs pour porter au roi son excuse.
— Robert se conduit à votre
cour, Sire mon neveu, tout juste comme il le ferait en auberge. Venant de lui
d’ailleurs, ceci n’a rien pour surprendre, dit Jean de Hainaut, l’oncle de la
reine Philippa.
Jean de Hainaut, qui se piquait
d’être maître en chevalerie courtoise, n’aimait guère Robert, dans lequel il
voyait toujours le parjure, banni de la cour de France pour falsification de
sceaux ; et il blâmait Édouard III de lui accorder si grande créance.
Et puis Jean de Hainaut naguère avait été épris de la reine Isabelle, comme
Robert, et sans plus de succès ; mais il était blessé de la manière
gaillarde dont Robert parlait en privé de la reine mère.
Édouard, sans répondre, garda ses
longs cils baissés, le temps que s’apaisât l’irritation qu’il éprouvait. Il se
retenait d’un mouvement d’humeur qui eût pu faire dire ensuite : « Le
roi a parlé sans savoir ; le roi a prononcé des mots injustes. » Puis
il releva son regard vers la comtesse de Salisbury qui était certes la dame la
plus attirante de toute la cour. Grande, avec de belles tresses noires, un
visage ovale au teint uni et pâle, et des yeux prolongés d’une ombre mauve au
creux des paupières, la comtesse de Salisbury donnait toujours l’impression de
rêver. Ces femmes-là sont dangereuses car, sous leur apparence de songe, elles
pensent. Les yeux cernés de mauve rencontraient souvent les yeux du roi.
William Montaigu, comte de
Salisbury, ne prêtait guère attention à cet échange de regards, d’abord parce
qu’il tenait la vertu de sa femme pour aussi certaine que la loyauté du roi,
son ami, et aussi parce qu’il était lui-même en ce moment captivé par les
rires, la vivacité de parole, le pépiement d’oiseau de la fille du comte de
Derby, sa voisine. Les honneurs pleuvaient sur Salisbury ; il venait
d’être fait gardien des Cinq-Ports et maréchal d’Angleterre.
Mais la reine Philippa, elle, était
inquiète. Une femme se sent toujours inquiète lorsqu’elle voit durant qu’elle
est enceinte les yeux de son époux se tourner trop souvent vers un autre
visage. Or Philippa était prégnante à nouveau et elle ne recevait pas d’Édouard
toutes les marques de gratitude, d’émerveillement, qu’il lui avait prodiguées
pendant sa première maternité.
Édouard avait vingt-cinq ans ;
il avait laissé pousser depuis quelques semaines une légère barbe blonde qui
n’encadrait que le menton. Était-ce pour plaire à la comtesse de Salisbury ?
Ou bien pour donner plus d’autorité à son visage qui restait celui d’un
adolescent ? Avec cette barbe, le jeune roi se mettait à ressembler un peu
à son père ; le Plantagenet semblait vouloir se manifester en lui, et
lutter avec le Capétien. L’homme, simplement à vivre, se dégrade, et perd en
pureté ce qu’il gagne en puissance. Une source, si transparente soit-elle, ne
peut éviter de charrier, lorsqu’elle devient fleuve, les boues et les limons.
Madame Philippa avait des raisons d’être inquiète…
Soudain des accents de vielle
tournée et de luth pincé résonnèrent, aigrelets, derrière la porte dont les
vantaux s’ouvrirent. Deux petites chambrières âgées au plus de quatorze ans
parurent, couronnées de feuillages, en longues chemises blanches, et jetant devant
elles des fleurs d’iris, de marguerites et d’églantines qu’elles sortaient
d’une panière. En même temps, elles chantaient : « Je vais à la
verdure car l’amour me l’apprend. » Deux ménestrels suivaient,
les accompagnant de leurs instruments. Robert d’Artois marchait derrière eux,
dépassant à mi-corps le petit orchestre, et soulevant à deux bras son héron
rôti sur un large plat d’argent.
Toute la cour se mit à sourire, puis
à rire, de cette entrée de farce. Robert d’Artois jouait les écuyers
tranchants. On ne pouvait inventer manière plus
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