Le Lis et le Lion
en
arrière, comme lorsqu’on reprend une opération de calcul trop compliquée. Il
apprenait d’un seul coup que son père n’était pas son père, que sa mère n’était
pas sa mère, et que son père véritable, un roi de France, assassin d’une
première épouse, avait fini lui-même assassiné. Il cessait d’être le frère de
lait d’un roi de France mort au berceau ; il était ce roi même soudain
ressuscité.
— On vous a toujours appelé
Jean, n’est-ce pas ? La reine votre mère vous avait donné ce nom à cause
d’un vœu. Jean ou Giovanni, qui fait Giovannino, ou Giannino… Vous êtes
Jean I er le Posthume.
Le Posthume ! Une appellation
sinistre, un de ces mots qui évoquent le cimetière et que les Toscans
n’entendent pas sans faire les cornes avec leur main gauche.
Brusquement, le comte Robert
d’Artois, la comtesse Mahaut, ces noms qui appartenaient aux grands souvenirs
de son père… non, pas son père ; enfin l’autre, Guccio Baglioni…
surgissaient dans le récit du tribun, chargés de rôles terribles. La comtesse
Mahaut, qui avait déjà empoisonné le père de Giannino, oui, le roi
Louis !… avait entrepris de faire périr également le nouveau-né.
— Mais le comte de Bouville,
prudent, avait échangé l’enfant de la reine avec celui de la nourrice, qui
d’ailleurs s’appelait Jean, également. C’est ce dernier qui a été tué, et
enterré à Saint-Denis…
Et Giannino éprouva comme une
sensation d’épaississement de son malaise, parce qu’il ne pouvait se
déshabituer si vite d’être Giannino Baglioni, l’enfant du marchand siennois, et
que c’était comme si on lui annonçait qu’il avait cessé de respirer à l’âge de
cinq jours et que sa vie depuis, toutes ses pensées, tous ses actes, son corps
même, n’étaient qu’illusion. Il se sentait s’évanouir, s’emplir d’ombre, se
muer en son propre fantôme. Où se trouvait-il vraiment, sous la dalle de
Saint-Denis, ou bien ici, au Capitole ?
— Elle m’appelait
parfois : « Mon petit prince », murmura-t-il.
— Qui cela ?
— Ma mère… je veux dire, la dame
de Cressay… quand nous étions seuls. Je croyais que c’était un mot comme les
mères de France en donnent à leurs enfants ; et elle me baisait les mains,
et elle se mettait à pleurer… Oh ! que de choses me reviennent… Et cette
pension qu’envoyait le comte de Bouville, et qui faisait que les oncles
Cressay, le barbu et l’autre, étaient plus gentils avec moi les jours où la
bourse arrivait.
Qu’étaient devenus tous ces
gens ? Ils étaient morts pour la plupart, et depuis longtemps :
Mahaut, Bouville, Robert d’Artois… Les frères Cressay avaient été armés
chevaliers la veille de la bataille de Crécy, sur un jeu de mots du roi
Philippe VI.
— Ils devaient être déjà assez
vieux…
Mais alors, si Marie de Cressay
n’avait jamais voulu revoir Guccio Baglioni, ce n’était pas qu’elle le
détestât, comme celui-ci le prétendait amèrement, mais pour garder le serment
qu’on lui avait fait prononcer par force, en lui remettant le petit roi sauvé.
— Par crainte de représailles
également, sur elle-même ou sur son mari, expliqua Cola de Rienzi. Car ils
étaient mariés, secrètement mais réellement, par un moine. Cela aussi elle l’a
dit dans sa confession. Et un jour Baglioni est venu vous enlever, quand vous
aviez neuf ans.
— Je me souviens bien de ce
départ… et elle, ma… la dame de Cressay, elle ne s’est jamais remariée.
— Jamais, puisqu’elle avait
contracté union.
— Lui non plus ne s’est pas
remarié.
Giannino resta songeur un moment,
s’entraînant à penser à la morte de Cressay, au mort de Campanie, comme à des
parents d’adoption. Puis soudain il demanda :
— Pourrais-je avoir un
miroir ?
— Certes, dit le tribun avec
une légère surprise.
Il frappa dans ses mains et donna un
ordre à un serviteur.
— J’ai vu la reine Clémence,
une fois… précisément quand je fus emmené de Cressay et que je passai quelques
jours à Paris, chez l’oncle Spinello. Mon père… adoptif, ainsi que vous dites…
me conduisit la saluer. Elle m’a donné des dragées. Alors, c’était elle, ma
mère ?
Les larmes lui montaient aux yeux.
Il glissa la main sous le col de sa robe, sortit un petit reliquaire pendu à
une cordelette de soie :
— Cette relique de saint Jean
venait d’elle…
Il cherchait désespérément à
retrouver les
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