Le Lis et le Lion
L’émeute était aussi dans les campagnes où la misère
soulevait ceux qu’on appelait « les Jacques ». On se tuait partout,
on ne savait plus qui était ami ou ennemi. Le dauphin aux mains gonflées, sans
troupes et sans finances, luttait contre l’Anglais, luttait contre le
Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel
il avait remis l’épée qu’il ne pouvait tenir. Il s’employait en outre à réunir
la rançon de son père.
L’embrouille était totale entre des
factions toutes également épuisées ; des compagnies, qui se disaient de
soldats mais qui n’étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines,
pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre.
Le séjour d’Avignon devenait, pour
le chef de l’Église, aussi peu sûr que celui de Rome, même avec les Colonna. Il
fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants
exténués, et que le roi d’Angleterre renonçât à la couronne de France, fût-ce à
garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France fût
rétabli sur l’autre moitié pour y ramener un semblant d’ordre. Qu’avait-on à
faire d’un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l’incroyable
relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci
démentait ?
Alors Giannino erra, cherchant
quelque argent, essayant d’intéresser à son histoire des convives d’auberge qui
disposaient d’une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l’influence
à des gens qui n’en avaient point, s’abouchant avec des intrigants, des
malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises
qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. On disait qu’il était fou et, en
vérité, il le devenait.
Les notables d’Aix l’arrêtèrent un
jour de janvier 1361 où il semait le trouble dans leur ville. Ils s’en
débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison.
Il s’évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris ; et puisqu’il
se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu’il affirmait avec tant de
force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l’envoya à Naples.
On négociait justement dans ce
moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l’Astrologue, avec
le dernier fils de Jean II le Bon. Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse
captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon
où Innocent VI venait de mourir. Et le roi Jean II proposait au
nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni
son père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n’avaient réussi à faire
partir !
À Naples, Jean le Posthume, Jean
l’Inconnu, fut enfermé au château de l’œuf ; par le soupirail de son cachot
il pouvait voir le Château-Neuf, le Maschio Angioino , d’où sa mère était
partie si heureuse, quarante-six ans plus tôt, pour devenir reine de France.
Ce fut là qu’il mourut, la même
année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des
Rois maudits.
Quand Jacques de Molay, du haut de
son bûcher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences
divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l’usage, de l’avenir
promis à la race de Philippe le Bel ? Ou bien la fumée dans laquelle il
mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique ?
Les peuples portent le poids des
malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées.
Des descendants mâles du Roi de fer,
nul n’avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Édouard
d’Angleterre, qui venait d’échouer à régner sur la France.
Mais le peuple, lui, n’était pas au
bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un
roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d’un autre
bûcher, allumé pour le sacrifice d’une fille de France, n’eussent dissipé, dans
les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître.
Paris, 1954-1960
Essendiéras, 1965-1966
FIN
RÉPERTOIRE
BIOGRAPHIQUE
Les souverains apparaissent dans ce
répertoire au nom sous lequel ils ont régné ; les autres personnages à
leur nom de famille ou de fief principal. Nous n’avons pas fait mention de
certains personnages épisodiques, lorsque les
Weitere Kostenlose Bücher