Le Lis et le Lion
Continuez, maître Tesson.
Les assistants sont fort
impressionnés. On hoche la tête, on se regarde… Oui, la pièce est d’importance.
— … et à présent que Dieu
a rappelé à lui notre cher et bien-aimé fils le comte Philippe, demandons à
notre seigneur le roi, s’il nous vient qu’à la guerre Dieu fasse sa volonté de
nous, que notre seigneur le roi veille à ce que les hoirs de notre fils n’en
soient pas déshérités.
Les têtes continuent d’approuver
avec dignité ; le chevalier de Hangest, qui est du Parlement, écarte les
mains, en direction de Robert, d’un geste qui signifie :
« Monseigneur, votre procès est gagné. »
Le notaire achève :
— … et avons ceci scellé
de notre sceau, en notre hôtel d’Arras, le vingt-huitième jour de juin de l’an
de grâce treize cent vingt-deux.
Robert ne peut réprimer un sursaut.
La comtesse de Beaumont pâlit. La Divion, contre son mur, se sent mourir.
Ils ne sont pas les seuls à avoir
entendu treize cent vingt - deux . Dans l’auditoire les têtes se
sont tournées avec surprise vers le notaire qui lui-même donne quelques signes
d’affolement.
— Vous avez lu treize cent
vingt-deux ? demande le chevalier de Hangest. C’est treize cent et deux que vous voulez dire, l’année de la mort du comte Robert ?
Maître Tesson voudrait bien pouvoir
s’accuser d’un lapsus ; mais le texte est là, sous les yeux, portant
clairement treize cent vingt-deux . Et l’on va demander à revoir
la pièce. Comment cela a-t-il pu se produire ? Ah ! Monseigneur
Robert va être d’une humeur ! Et lui-même, Tesson, dans quelle affaire
s’est-il laissé engager. Au Châtelet… c’est au Châtelet que tout cela va
finir !
Il fait ce qu’il peut pour réparer
le désastre ; il bredouille :
— Il y a un vice d’écriture…
Mais oui, bien sûr, c’est treize cent et deux qu’il faut lire…
Et prestement, il trempe sa plume
dans l’encre, rature, biffe quelques lettres, rétablit la date correcte.
— Est-ce bien à vous de
corriger ainsi ? lui dit le chevalier de Hangest d’un ton un peu choqué.
— Mais oui, messire, dit le
notaire ; il y a deux points marqués sous le mot, et c’est l’habitude des
notaires de corriger les mots mal écrits sous lesquels des points sont mis…
— Cela est vrai, confirme
l’archidiacre d’Avranches.
Mais l’incident a détruit toute la
belle impression produite par la lecture.
Robert appelle un écuyer, lui
commande à l’oreille de faire hâter le repas, et puis s’efforce de ranimer la
conversation :
— En somme, maître Tesson, pour
vous la lettre est bonne ?
— Certes, Monseigneur, certes,
s’empresse de répondre Tesson.
— Et pour vous aussi, messire
l’archidiacre ?
— Je la pense bonne.
— Peut-être, dit le sire de
Brécy d’une voix amicale, devriez-vous la faire comparer avec d’autres lettres
du feu comte d’Artois, de la même année…
— Et le moyen, mon bon, répond
Robert, le moyen de comparer quand ma tante Mahaut tient tout en ses
registres ! Je crois la pièce bonne. On n’invente pas pareilles
choses ! Moi-même je n’en savais pas tant, et particulièrement que Mahaut
eût renoncé.
À ce moment une sonnerie de trompes
résonne dans la cour. Robert frappe dans ses mains.
— On corne l’eau,
Messeigneurs ! Passons à nous laver les mains, et allons dîner.
Il écumait en arpentant la chambre
de la comtesse son épouse, et le plancher tremblait sous son pas.
— Et vous l’avez lue ! Et
Tesson l’a lue ! Et la Divion l’a lue ! Et personne, personne de vous
n’a été capable de voir ce malheureux vingt-deux qui risque de faire crouler
tout notre édifice !
— Mais vous-même, mon ami,
répond calmement Jeanne de Beaumont, vous avez lu et relu cette lettre, et vous
en étiez fort satisfait il me semble.
— Eh oui ! je l’ai lue, et
moi non plus je n’ai pas vu ce vice ! Lire des yeux et lire de voix, ce
n’est pas la même chose. Et pouvais-je penser qu’on allait commettre pareille
sottise ! Il a fallu que cet âne de notaire… Et l’autre âne qui a écrit la
lettre… comment s’appelle-t-il celui-là ? Rossignol ?… Cela se
prétend capable de rédiger une pièce, cela vous extrait plus d’argent qu’il
n’en faut pour bâtir, et ce n’est même pas capable de tracer la bonne
date ! Je vais le faire saisir ce Rossignol, pour qu’on le fouette
jusqu’au
Weitere Kostenlose Bücher