Le Lis et le Lion
rouge sur la gorge. Au cours de l’année
précédente elle avait connu plusieurs graves altérations de santé. Cette
période lui était funeste, de toutes les manières.
Depuis son parjure d’Amiens et la
constitution de la commission d’enquête, son caractère s’aigrissait, jusqu’à
devenir odieux. De plus, son esprit se fatiguait, elle mettait un peu
toutes choses sur le même plan. La grêle avait-elle gâté les roses qu’elle
faisait cultiver par milliers dans ses jardins, ou bien quelque accident
était-il survenu aux machines hydrauliques qui alimentaient les cascades
artificielles de son château d’Hesdin ? Sa colère s’abattait, comme
tempête, sur les jardiniers, sur les ingénieurs, sur les écuyers, sur Béatrice.
— Et ces peintures, faites il
n’y a pas dix ans ! criait-elle en montrant les fresques de la galerie de
Conflans… Quarante-huit livres parisis, je les ai payées à cet imagier que ton
oncle Denis avait fait venir de Bruxelles, et qui m’avait bien garanti qu’il
emploierait les couleurs les plus fines [13] !
Pas même dix ans, et regarde donc ! L’argent des heaumes se ternit déjà et
le bas de l’image est tout écaillé. Est-ce là bon travail honnête, je te le
demande ?
Béatrice s’ennuyait. La suite de
Mahaut était nombreuse, mais composée seulement de gens âgés. Mahaut se tenait
à présent assez éloignée de la cour de France qui était toute soumise à l’influence
de Robert. Là-bas, à Paris, à Saint-Germain, autour du roi trouvé, c’étaient
sans cesse joutes, tournois et fêtes, pour l’anniversaire de la reine, pour le
départ du roi de Bohême, ou même sans raison, simplement pour se donner
plaisirs. Mahaut n’y allait guère ou ne faisait que de brèves apparitions quand
son rang de pair du royaume l’y obligeait. Elle n’était plus d’âge à danser
caroles ni d’humeur à regarder les autres se divertir, surtout dans une cour où
on la traitait si mal. Elle ne prenait même plus d’agrément à séjourner à
Paris, en son hôtel de la rue Mauconseil ; elle vivait retraite entre les
hauts murs de Conflans, ou bien à Hesdin qu’elle avait dû remettre en état
après les dévastations exercées par Robert en 1316.
Tyrannique depuis qu’elle n’avait
plus d’amant – le dernier avait été l’évêque Thierry d’Hirson qui se
partageait entre elle et la Divion, d’où la haine que Mahaut vouait à cette
femme – et redoutant d’être saisie de malaises nocturnes, elle obligeait
Béatrice à dormir au bout de sa chambre où stagnaient des odeurs accumulées de
vieillesse, de pharmacie et de mangeaille. Car Mahaut dévorait toujours autant,
à toute heure saisie des mêmes fringales monstrueuses ; les tentures, les
tapis sentaient le civet, la venaison, le brouet à l’ail. De fréquentes
indigestions l’obligeaient à appeler mires, physiciens, barbiers et
apothicaires ; les potions et bouillons d’herbes succédaient aux viandes
marinées. Ah ! où était le bon temps où Béatrice aidait Mahaut à
empoisonner les rois !
Béatrice elle-même commençait à
ressentir le poids des années. Sa jeunesse s’achevait. Trente-trois ans, c’est
l’âge où toutes les femmes, même les plus perverses, contemplent les deux
versants de leur vie, songent avec nostalgie aux saisons écoulées, et avec
inquiétude aux saisons à venir. Béatrice était toujours belle et s’en assurait
dans les yeux des hommes, ses miroirs préférés. Mais elle savait aussi qu’elle
ne possédait plus absolument ce teint de fruit doré qui avait fait l’attrait de
ses vingt ans ; l’œil très sombre, et qui ne laissait presque pas paraître
de blanc entre les cils, était moins brillant au réveil ; la hanche
s’alourdissait un peu. C’était maintenant que les jours ne se devaient point
perdre.
Mais comment, avec cette Mahaut qui
l’obligeait à coucher dans sa chambre, comment s’échapper pour rejoindre un
amant de rencontre ou pour aller, à minuit, en quelque maison secrète, assister
à une messe vaine et trouver, dans les pratiques du sabbat, les épices du
plaisir ?
— Où es-tu à rêver ? lui
cria brusquement la comtesse.
— Je ne suis pas à rêver,
Madame… répondit-elle en ramenant sur Mahaut son regard coulant ; je songe
seulement que vous pourriez avoir meilleure fille que moi pour vous servir… Je
pense à me marier.
C’était là savante méchanceté dont
l’effet se manifesta sans
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