Le Lis et le Lion
gain de cause ; il servirait de petit écuyer. Les
destriers d’armes, qu’il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en
main ; les coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des
mulets. Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On
logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent dont le manoir
se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait au tournoi. Un lourd
souper encore, copieusement arrosé, et à l’aube crevant on repartait tous
ensemble.
Ainsi, de halte en halte, les
troupes grossissaient, jusqu’à la rencontre, en formidable appareil, du sire
comte dont on était vassal. On lui baisait la main ; quelques banalités
s’échangeaient qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir
des coffres une de leurs robes nouvelles et l’on s’agrégeait à la suite du
comte, déjà longue d’une demi-lieue et toutes bannières flottantes sous le
soleil de début d’été.
De fausses armées, équipées de
lances épointées, d’épées sans tranchant et de masses sans poids,
franchissaient alors la Seine, l’Eure, la Risle, ou montaient de la Loire, pour
se rendre à une fausse guerre où rien n’était sérieux sinon les vanités.
Dès huit jours avant le tournoi, il
ne restait plus chambre ou soupente à louer en toute la ville d’Évreux. Le roi
de France tenait sa cour dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en
l’honneur duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d’Évreux, roi
de Navarre.
Singulier prince que ce Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes
que de terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n’eût pas
imaginé de paraître en moins grand équipage que l’hôte dont il tirait ses
ressources ! Luxembourg avait près de quarante ans, et en paraissait
trente ; on le reconnaissait à sa belle barbe châtaine, soyeuse et
déployée, à sa tête rieuse et altière, à ses mains avenantes, toujours tendues.
C’était un prodige de vivacité, de force, d’audace, de gaieté, de bêtise aussi.
D’une stature voisine de celle de Philippe VI, il était vraiment
magnifique et offrait en tous points la figure d’un roi telle que l’imagination
populaire pouvait se la représenter. Il savait se faire aimer de tous, des
princes comme du peuple, universellement ; il était même parvenu à être
l’ami à la fois du pape Jean XXII et de l’empereur Louis de Bavière, ces
deux adversaires irréductibles. Merveilleuse réussite pour un imbécile, car,
chacun là-dessus s’accordait également : Jean de Luxembourg était aussi
stupide qu’il était séduisant.
La bêtise n’interdit pas
l’entreprise, au contraire ; elle en masque les obstacles et fait
apparaître facile ce qui, à toute tête un peu raisonnante, semblerait
désespéré. Jean de Luxembourg, délaissant la petite Bohême où il s’ennuyait,
s’était engagé, en Italie, dans de démentes aventures. « Les luttes entre
Gibelins et Guelfes ruinent ce pays, avait-il pensé comme s’il faisait là
grande découverte. L’Empereur et le pape se disputent des républiques dont les
habitants ne cessent de s’entretuer. Eh bien ! puisque je suis ami d’un
parti et de l’autre, qu’on me remette ces États, et j’y ferai régner la
paix ! » Le plus étonnant était qu’il y fût presque parvenu. Pendant
quelques mois il avait été l’idole de l’Italie, mis à part les Florentins, gens
difficiles à berner, et le roi Robert de Naples que ce gêneur commençait à
inquiéter.
En avril, Jean de Luxembourg avait
tenu une conférence secrète avec le cardinal légat Bertrand du Pouget, parent
du pape et même, chuchotait-on, son fils naturel, conférence par laquelle les
Bohémiens considéraient avoir réglé d’un coup, et le sort de Florence, et le
retrait de Rimini aux Malatesta, et l’établissement d’une principauté
indépendante dont Bologne serait la capitale. Or, sans qu’il sût comment, sans
qu’il comprît pourquoi, alors que ses affaires semblaient si bien avancées
qu’il songeait même à remplacer son intime ami, Louis de Bavière, au trône
impérial, voilà que soudain Jean de Luxembourg avait vu se dresser contre lui
deux coalitions formidables, où Guelfes et Gibelins, pour une rare fois,
faisaient alliance, où Florence était d’accord avec Rome, où le roi de Naples,
soutien du pape, attaquait au sud,
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