Le Lis et le Lion
tête.
Robert sentit un piège se refermer
sur lui. Un roi qui vient de rouer de coups son épouse, et devant témoin, pour
usurpation de sceau et fausses lettres, peut difficilement relâcher, même pour
complaire à son plus intime parent, une ordinaire sujette qui vient d’avouer
d’identiques méfaits.
— Ton conseil, mon frère ?
demanda Philippe à Robert sans le quitter du regard.
Robert comprit que son salut
dépendait de sa réponse ; il fallait jouer la loyauté. Tant pis pour la
Divion. Tout ce qu’elle avait pu ou pourrait déclarer le concernant serait tenu
par lui pour mensonge éhonté.
— Votre justice, Sire mon
frère, votre justice ! déclara-t-il. Maintenez cette femme en cachot, et
si elle m’a trompé, sachez bien que je réclamerai de vous la plus grande
rigueur.
En même temps il se disait :
« Mais qui donc a prévenu le duc de Bourgogne ? » Et puis la
réponse, l’évidente réponse, lui vint aussitôt.
Il n’existait qu’une seule personne
qui ait pu dire au duc de Bourgogne, ou à la mâle reine elle-même, que la
Divion se trouvait à Conches : Béatrice.
Ce fut seulement vers la fin mars,
quand la Seine, gonflée par les crues de printemps, inondait les rives et
entrait dans les caves, que des mariniers repêchèrent, du côté de Chatou, un
sac flottant entre deux eaux et contenant un corps de femme complètement nu.
Toute la population du village,
pataugeant dans la boue, s’était assemblée autour de la macabre trouvaille, et
les mères giflaient leurs gamins en criant :
— Allons, fuyez, vous
autres ; ce n’est pas pour vous, ces choses-là !
Le cadavre était hideusement gonflé,
avec l’horrible teinte verdâtre d’une décomposition déjà avancée ; il
avait dû séjourner plus d’un mois dans le fleuve. On pouvait pourtant
reconnaître que la morte était jeune. Ses longs cheveux noirs semblaient bouger
parce que des bulles y crevaient. Le visage avait été lacéré, talonné, écrasé
pour qu’on ne pût l’identifier ; et le cou portait la trace d’un lacet.
Les mariniers, partagés entre le
dégoût et une attirance obscène, poussaient du bout de leurs gaffes l’impudique
charogne.
Soudain le corps, rendant l’eau qui
le gonflait, se mit à remuer de lui-même, donnant un instant l’illusion de
ressusciter, et les commères s’écartèrent en hurlant.
Le bailli, qu’on avait averti,
arriva, posa quelques questions, tourna autour de la morte, inspecta les objets
sortis du sac, avec le cadavre, et qui s’égouttaient sur l’herbe : une
corne de bouc, une figurine de cire enveloppée de chiffons et piquée
d’épingles, un grossier ciboire d’étain gravé de signes sataniques.
— C’est une sorcière occise par
ses compagnons après quelque sabbat ou noire messe, déclara le bailli.
Les commères se signèrent. Le bailli
désigna une corvée pour aller enfouir au plus vite le corps et les vilains
objets dans un boqueteau, à l’écart du village, et sans une prière.
Un crime bien fait, en somme, bien
maquillé, où Gillet de Nelle avait suivi les bonnes leçons de Lormet le Dolois,
et qui s’achevait comme l’avaient souhaité les meurtriers.
Robert d’Artois était vengé de la
trahison de Béatrice, ce qui ne signifiait pas qu’il fût pour autant
triomphant.
Dans deux générations, les
villageois de Chatou ne sauraient plus pourquoi on avait appelé un bouquet
d’arbres, en aval, « le bois de la sorcière ».
VII
LE TOURNOI D’ÉVREUX
Vers le milieu du mois de mai, on vit
des hérauts à la livrée de France, accompagnés de sonneurs de busines,
s’arrêter sur les places des villes, aux carrefours des bourgades et devant
l’entrée des châteaux. Les sonneurs soufflaient dans leur longue trompette d’où
pendait une flamme fleurdelisée, le héraut déroulait un parchemin et d’une voix
forte proclamait :
— « Or, oyez, oyez !
On fait assavoir à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers des
duchés de Normandie, de Bretagne et de Bourgogne, des comtés et marches
d’Anjou, d’Artois, de Flandre et de Champagne, et à tous autres, qu’ils soient
de ce royaume ou de tout autre royaume chrétien, s’ils ne sont bannis ou
ennemis du roi notre Sire, à qui Dieu donne bonne vie, que le jour de la
Sainte-Lucie, sixième de juillet, auprès la ville d’Évreux, sera un grandissime
pardon d’armes et très noble tournoi, où l’on frappera de masses de mesure
Weitere Kostenlose Bücher