Le lit d'Aliénor
écroulé sur l’épaule de son ami après les funérailles. Il pleurait comme un enfant. Jaufré avait pleuré avec lui.
L’un et l’autre avaient sombré depuis dans une morne solitude et, aussi curieusement qu’il y paraisse, les dernières nouvelles avaient relevé Uc d’un sang neuf.
– Partirons-nous en Terre sainte, messire ? demanda soudain Peyronnet, faisant suite à l’idée qui trottait à présent dans la cervelle du troubadour.
– Je ne peux pas, mon jeune ami.
Il s’était posé la question à maintes reprises et chaque fois lui apparaissait cette évidence : qu’adviendrait-il de ses terres s’il s’égarait à la croisade ? Le nouveau seigneur du Vitrezais n’attendait qu’un faux pas pour s’approprier son bien. Jaufré ne pouvait laisser ses gens en proie aux chacals.
– Parbleu, il me semble, moi, que ta compagnie serait utile au pauvre fou que je deviens, tonitrua une voix grave.
– Uc ! s’exclama joyeusement Jaufré en s’avançant aussitôt à sa rencontre.
Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
– Approche un peu que je te présente mon élève, le fort talentueux Peyronnet !
– Bigre ! pesta Uc en avisant la courbette du jeunot. Quel âge as-tu donc, mon garçon ?
– Douze années, messire !
– Tu t’y prends assez tôt pour avoir de l’avenir, constata l’ancien avec bonne humeur. Pointant un doigt sur la poitrine du troubadour, il enchaîna dans un large sourire : Garde-toi bien d’assurer trop tôt ta relève, jeune fou, sans quoi ce sauvageon te ravira les plus belles avec son minois de dentelle !
– Qu’il en fasse bon usage m’indiffère, tant qu’il m’en laisse une. Une seule ! répondit Jaufré. À ce propos, mon ami, puisque tu reviens de la cour, conte-moi de ses nouvelles.
Uc se laissa tomber dans un fauteuil et, s’adressant à Peyronnet, exigea :
– Sers-nous donc à boire et pose cet instrument de torture, c’est une épée qu’il te faudrait en lieu de maniement.
Peyronnet s’activa sans mot dire. Ce colosse l’impressionnait, et Jaufré lui-même avait du mal à reconnaître son vieil ami défiguré par le chagrin dans ce boute-en-train.
– Ta belle, mon ami, est plus radieuse que jamais et s’apprête avec la reine et ses compagnes pour le long voyage jusqu’aux royaumes de Terre sainte ! Et par tous les saints du paradis, je jure que j’en serai aussi. Si tu avais vu, Jaufré, Bernard de Clairvaux tout baigné de lumière, entendu claquer sa voix comme un coup de tonnerre ! Ah, jamais je n’avais senti Dieu comme en cet instant. Je me suis traîné, mourant de langueur, sur la colline de Vézelay, répondant à son appel par devoir pour la duchesse. Vois par quel miracle, j’en suis revenu ! Il n’est pas une seule âme dans tout le royaume qui n’affûte la lame et crache sur le fer pour la mieux polir. Tous, te dis-je ! Même les fous, les orgueilleux et les culs-de-jatte ! Tous sont gagnés par la même fièvre. Tous, sauf mon ami.
La voix retomba tristement sur cette constatation. Jaufré tendit un verre à Uc, qui le vida d’un trait.
– Je n’ai pour tenir mes gens qu’un vieil intendant à moitié sourd, Uc. Qui veillera sur mes terres ? Les prélats de Saint-Sauveur et Saint-Romain ? Ils ne pourront repousser mes ennemis.
– Au diable ces marauds ! Je t’alloue cent hommes et mon meilleur intendant, de ceux dont tu pourras compter comme sur toi-même. Viens avec nous, Jaufré ! Viens mériter le nom des Rudel ! Ton vieil ami te le demande et celle-ci l’implore.
Il tendit à Jaufré un pli cacheté de cire en clignant un œil complice. La main du troubadour se mit à trembler tandis qu’il décachetait avec empressement le parchemin. Il portait l’en-tête de la reine. Jaufré masqua sa déception d’un sourire, mais la lecture lui rendit sa bonne humeur :
« Mon cher ami, le temps nous dure de vos chansons et près de moi se languit une rose, qui sous ses épines nourrit un amour sans faille et sans reproche. Depuis que mon cœur soupire pour l’un des vôtres, je mesure à quel point il lui faut du courage pour renoncer à vous. Nous partons dans quelques mois et, si Dieu nous prête vie, reviendrons vainqueurs d’avoir délivré le tombeau du Christ. Nous ne pouvons porter l’épée et mourir sans quelque musique pour soutenir nos cœurs. Rejoignez-nous. Dieu vous le rendra. »
C’était signé : « votre reine »,
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