Le lit d'Aliénor
avec un maître tel que vous…
– Ainsi donc, voici le véritable motif de ton entêtement, s’émut Jaufré.
– Que nenni, messire ! Mon attachement à celle-ci est venu bien après le vôtre.
– Bien, 1 Sache, mon jeune ami, qu’il ne naît rien de bon de passion trop téméraire. Vois dans quel état je suis d’aimer par-dessus tout.
– Ne regrettez que votre allant, mon Seigneur. Pour le reste, il a permis cette chanson plus belle qu’aucune autre, que seule la lune et moi-même entendîmes. C’était, si je m’en souviens, il y a trois années.
– Elle l’entendit aussi mais ne s’en émut point.
Peyronnet regarda Jaufré. Son seigneur lui causait pitié autant qu’admiration. Il était en son jeune sang, il allait sur ses douze ans, plus obstiné que la mule de son tuteur. Il demanda :
– Qu’en savez-vous, qui n’avez point vu briller de chandelle à sa croisée ? Peut-être vous attendait-elle comme vous l’attendiez ?
– C’est impossible, murmura Jaufré.
– En avez-vous preuve pour affirmer ainsi qu’elle ait pu n’être point touchée au plus secret de son âme ? Je ne peux le croire, messire, j’ai bien trop pleuré sur ces vers. Vous insinueriez donc qu’elle n’ait ni cœur ni passion ? Si tel était le cas, vous ne chanteriez pas de même.
Jaufré tourna son regard délavé vers la frimousse fine du jouvenceau.
– Tu es loin d’être sot, Peyronnet. Et, il me semble, fort mieux avisé que la peste d’homme que je suis.
– Pour vous servir, messire ! éclata de rire le garnement.
Jaufré fit mousser sa main fine dans la chevelure d’ébène en bataille.
– Tu mérites récompense, galopin ! s’attendrit-il, sentant son sang se vivifier d’une force nouvelle.
Il saisit le portrait et le déchira d’un geste sec. Peyronnet cessa tout net de rire. Jaufré dispersa les bouts par-dessus les flots qui léchaient la berge rocheuse en dessous de ses pieds.
– Un si beau portrait, messire, se lamenta-t-il.
– Eh quoi, mon jeune ami ? N’est-ce point toi qui me reprochais de vivre de souvenirs ?
– Certes, mais…
Le jouvenceau voyait avec curiosité le visage du troubadour s’éclairer lentement.
– Tu as sans doute raison pour cette belle. Son sourire était figé, qui étincelle sous d’autres cieux que celui-ci. Avant longtemps, je jure par Dieu que je le boirai de nouveau sur ses lèvres. Mais, pour l’heure, nous avons à faire.
Et, sous les yeux ravis du garçon, Jaufré accorda sa mandore et gratta quelques accords. Quelques minutes plus tard, ils chantaient ensemble un vieil air de patois qui dansait gaiement sur la brise ; Peyronnet frappant deux cailloux l’un contre l’autre pour rythmer la cadence, Jaufré s’étonnant de la voix pure et chaude de son disciple.
Lorsque le jour se coucha, l’enfant et le troubadour juraient par-devant Dieu qu’ils ne se quitteraient plus.
– Ai, là ! Ainsi !
Jaufré affina les doigts de Peyronnet sur les cordes, tandis que celui-ci, tirant une langue démesurée, louchait sur l’instrument pour s’appliquer à satisfaire son maître. Cela faisait un mois qu’il bataillait, pestait contre ses doigts malhabiles, davantage habitués à tisser du chanvre avec sa mère ou à débourrer l’osier pour les paniers qu’elle confectionnait. Pourtant, il ne se décourageait pas et prenait un soin tout particulier de la mandore que le troubadour lui avait offerte. Depuis une semaine, et afin que le comte de Blaye pût mieux juger des progrès de son élève, ce dernier logeait au château. Jaufré ne doutait pas qu’avant longtemps ce brillant disciple pourrait aller par les chemins à ses côtés chanter à la régalade. Il avait à son contact retrouvé sa joie de vivre et songeait fortement à se rapprocher de la cour dès que possible.
À ce propos, il attendait un messager qui tardait à s’annoncer et qu’il n’avait pas revu depuis huit mois.
Le vieil Uc le Brun, seigneur de Lusignan, vivait cloîtré lui aussi depuis qu’un destin cruel lui avait ravi sa chère épouse. Elle s’était éteinte peu après les fêtes de Noël 1144, d’une maladie dont aucun apothicaire n’avait su la guérir et que l’on surnommait sommairement « le mal qui tue ». La pauvre femme avait souffert plus que de raison. Malgré les tisanes, elle avait épuisé son entourage de ses cris et de ses plaintes. Uc n’était plus qu’une ombre lorsqu’il s’était
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