Le lit d'Aliénor
ployaient leurs feuilles de dentelle sous la caresse du vent, et, en m’approchant, je reconnus une orangeraie gorgée de fruits dorés.
Je voyais tout cela d’en haut, et non comme un voyageur qui parvient aux portes d’une cité. Je survolais l’endroit et il me rassurait tant il était beau, coloré et chaleureux. En arrière-plan de la ville, j’aperçus un bras d’eau. C’était vers lui que je me dirigeais. Sur la rive, au pied d’un mur blanc, une forme blanche agenouillée se tenait auprès d’un corps blanc lui aussi.
Je glissai jusqu’à eux et me posai à quelques pas. La silhouette leva la tête. Elle pleurait et je m’aperçus que ce visage défait par la tristesse, c’était moi. Curieuse, je m’approchai plus près. C’était un homme qui reposait, couché sur le dos, la tête sur les genoux de celle qui me ressemblait, les mains jointes sur la poitrine. Son visage était livide, et, en regardant mieux, je vis la plaie qui déchirait son cœur au milieu de la cotte de maille. Je compris qu’il était mort.
Alors seulement je le reconnus. Il portait une croix de tissu sur son épaule gauche. Je poussai un cri de douleur dans le vent.
– Denys !
– Là, là, ma belle, je suis là. Tout va bien, murmura la voix grave.
J’ouvris les yeux. Le soleil baignait une chambre que je connaissais bien. Il tenait ma main dans la sienne et souriait dans un visage aux traits tirés par la fatigue.
– Denys ! soupirai-je, des larmes au fond des yeux.
Il passa une main dans mes cheveux collés par la fièvre.
– C’est fini. Tu es sauvée, ma belle.
– Par tous les saints du paradis, ne me refais jamais pareille peur ou j’en mourrai ! dit une autre voix familière.
Je tournai la tête et vis le regard rougi d’Aliénor à mon chevet. Tous deux étaient pâles et de larges cernes noirauds creusaient leurs yeux. Peu à peu mon rêve s’estompait, chassé par le souvenir de mon agression.
– Depuis combien de temps ? demandai-je d’une bouche empâtée.
– Nous sommes au matin du neuvième jour.
– Neuf jours, répétai-je sans vraiment y croire. Je suis morte neuf jours et vous m’avez veillée.
– « Soignée » serait plus juste, rectifia Aliénor en souriant, avec l’aide de ce charlatan de Croquenaud auquel pourtant je vais devoir une reconnaissance éternelle.
– Croquenaud, répétai-je pour remettre à leur place les éléments d’un écheveau qui me semblaient épars.
Sa figure rouille me revint en mémoire. C’était un apothicaire de la Cité qui avait, disait-on, des accointances avec la sorcière du marais, de sorte qu’on le craignait plus qu’on ne le sollicitait et qu’il vivait chichement en vendant ses médecines. Il avait, pour son mérite, un choix étonnant de plantes et d’épices venus d’Europe et d’Orient dont il usait sous forme d’élixir. Je lui avais déjà rendu visite.
– J’ai paré au plus pressé, s’excusa Denys. Lorsque je t’ai découverte, je n’aurais pas parié sur ton devenir, et courir au palais aurait été en pure perte. Croquenaud tient boutique à une encolure à peine d’ici. Il est venu en hâte et a semblé, ma foi, fort bien inspiré.
Un voile de tristesse passa dans son regard et je crus y voir une larme, qu’il faucha en se levant pour me servir à boire. Un silence tomba, troublé par le bruit de l’eau qui coulait du pichet d’étain. Aliénor poussa un soupir résigné, et j’eus soudain la sensation que quelque chose d’important était survenu pendant mon « absence », quelque chose qui pesait sur leur bonheur de me voir sauvée.
Denys me tendit un gobelet en souriant, mais ce n’était pas un de ces sourires francs dont il avait l’habitude et qui faisaient briller ses pupilles.
– Il est arrivé un malheur…, laissai-je tomber en le fixant droit dans les yeux.
Mon rêve ne pouvait signifier que cela. J’en étais sûre. Aliénor ne broncha pas, mais le menton de Denys frémit et des larmes roulèrent sur ses joues. Il posa le gobelet sur la table de nuit et me prit les mains.
– Je vous laisse, murmura Aliénor, la tête basse, se dirigeant pesamment vers la porte.
Denys porta mes doigts gelés à ses lèvres et les embrassa doucement.
– Parle, je t’en prie, lui demandai-je, le cœur battant la chamade.
Mais avant qu’il ait pu dire mot, mon regard accrocha les manches de son bliaud à l’endroit du serrage. Un cordon de soie noire avait remplacé
Weitere Kostenlose Bücher