Le lit d'Aliénor
celui d’azur que Denys affectionnait. Je me mis à trembler.
– Marjolaine, murmurai-je comme une sentence.
Denys appuya son front dans mes mains, à genoux sur le plancher usé. Ses mots me martelèrent le crâne :
– C’est arrivé quatre jours après ton agression. Je devais la rejoindre lorsque le moment serait venu de l’enfantement. Mais, lorsqu’elle a su ce qui s’était passé et que tu te débattais chez moi entre la vie et la mort, elle m’a envoyé ce message : de vous deux, c’était toi, son amie, sa sœur, qui avais le plus besoin d’être soutenue et elle allait prier pour que tu vives. J’ai cru ce qu’elle disait, j’avais si peur de te perdre que je n’ai pas pensé…
Un hoquet interrompit son récit.
– Elle est morte en mettant notre enfant au monde, gémit-il.
– L’enfant ? demandai-je en retenant un souffle qui me manquait déjà.
– Je l’ai couché moi-même sur son sein dans le cercueil de chêne. C’était un garçon. Un tout petit garçon avec une tête plus fine que mon poing.
Il l’abattit sur le drap, ce poing, avec toute la rage de l’injustice, puis se mit à sangloter en serrant ma main à la broyer.
C’était la première fois que je voyais pleurer un homme. Je sentais couler la pluie sur mes joues en regardant ses épaules se soulever de désespoir et j’eus envie de mourir. J’étais coupable. Je pensai à mère, je l’entendais encore me dire, alors que j’assistais, enfant, aux funérailles de ma grand-mère :
– Ne pleure pas, Canillette, c’était son heure.
– Mais comment sait-on que c’est le moment, mère ?
– Parce que personne n’a offert sa vie contre la sienne.
– Je ne comprends pas.
– Si un accident survient avant que ton temps soit écoulé, et qu’il mette ton énergie vitale en péril, alors, seul l’amour de quelqu’un qui te sacrifie son âme peut te sauver. C’est une des lois druidiques, Canillette. La magie ne crée rien, elle transforme ce qui est.
– Pourquoi grand-mère n’a-t-elle pas pris une vie, alors ?
– On ne prend pas une vie, on la reçoit. C’est un présent unique et personne ne sait comment il en devient digne. C’est ainsi.
– Pourquoi n’as-tu pas offert la tienne pour grand-mère, ou moi si je l’avais su ?
– Le choix ne se fait pas ainsi, ce serait bien trop simple. Il faut qu’il y ait deux âmes en partance, si proches l’une de l’autre que l’une des deux se sacrifie parce qu’elle sait que c’est son rôle. Mais tu es bien petite encore, tu comprendras un jour, Canillette. Tu comprendras un jour.
Aujourd’hui, je comprenais, mais je n’admettais pas. Je n’étais pas meilleure que Marjolaine. Denys l’aimait tant ! Par deux fois, il m’avait sauvée et pour seule récompense je lui avais pris les deux vies auxquelles il tenait plus que tout au monde. Je me faisais horreur. Pour la première fois de ma vie, j’eus honte de mes origines, honte de ces pouvoirs qui ne me servaient à rien, honte de cette confiance qu’il m’avait accordée et que j’avais trahie par ma seule existence. Comme j’en voulais soudain à Merlin et à Mère de m’avoir conduite vers lui, quand il m’aurait été facile de mourir dans l’ombre. À cette heure, mon ami serrerait femme et fils dans ses bras. Je n’avais plus le droit de cacher la vérité. Et tant pis si, demain, il se mettait à crier à la face du monde que je n’étais qu’une sorcière, une intrigante, une parjure ! Tant pis s’il me haïssait, pourvu qu’il se pardonne de n’avoir pas été là, à ses côtés, à sa juste place. Tant pis si Henri n’épousait pas Aliénor. Tout cela, brusquement, n’avait plus d’importance. Jamais plus je n’aurais le courage d’affronter son regard, ni le mien, si à l’instant je me taisais. Il avait gagné le droit de savoir.
– Je te demande pardon, Denys. J’ai pris leurs vies en venant chez toi pour sauver la mienne.
Il leva ses grands yeux lavés et me sourit dans ses larmes.
– Ne te reproche rien, Loanna. Nous savions, elle et moi, que son gros ventre la mettait en danger. Elle était trop fragile. Ma présence n’aurait rien changé. Je n’aurais pu la retenir.
– Regarde-moi, mon ami, murmurai-je. Je vais te confier ce qui, depuis des générations, n’a été entendu par autre que ma famille. Deux fois ta main m’a épargnée. Aujourd’hui, par cet aveu, je te remets mon sort pour que tu puisses te sentir
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