Le lit d'Aliénor
tête, mais aussitôt la douleur entre les omoplates me poignarda. Je n’eus pas le courage d’en dire davantage. Le visage de Denys me vint en mémoire. Il habitait tout près.
– Va, murmura mère en s’évanouissant dans la nuit.
Je voulus me redresser, mais mon corps n’était que souffrance. Je devais me battre contre elle. Je restai un moment à genoux et tentai de rassembler en moi quelques bribes de magie pour l’occulter un peu. Granoë piaffait sans relâche comme pour m’inviter à sa manière à l’atteindre. Je le pouvais. Il le fallait. Je devais me montrer digne. Il suffisait de le vouloir. De le vouloir vraiment. J’essayai de prendre appui sur mon épaule droite, mais c’était comme si quelque chose se déchirait en moi. Une nouvelle quinte de toux amena des larmes dans mes yeux.
« Allez, quoi, Loanna de Grimwald ! gronda dans ma tête ma propre voix. Oublies-tu qui tu es ? Tu ne vas pas rester ainsi à la merci d’autres marauds ! Tu vas te redresser et sortir de là ! Ton heure n’est pas venue ! Du nerf ! »
J’avançai mon bras gauche sur le côté en serrant les dents jusqu’à sentir le froid de la pierre sous mes doigts. Le mur était là, rassurant, sur lequel je pouvais m’appuyer. Je cherchai une aspérité du plat de la main pour m’accrocher et me hisser. Je finis par la trouver et y ancrai le bout de mes doigts gelés, de toutes les forces qui me restaient. Je me mis debout péniblement, les jambes tremblantes et des papillons devant les yeux. Le porche devait compter une cinquantaine de pas, j’en avais fait la moitié avant l’embuscade. M’aidant du mur, je progressai vers les torches. Le moine à qui j’avais confié Granoë devait être là. Il m’aiderait, me conduirait jusqu’à Denys.
J’eus l’impression que chacun de mes pas pesait double, tant je sentais se dérober le sol à chaque enjambée. J’avais conscience du sang qui coulait le long de mes reins, de mon bras et de ma nuque ; mes doigts en étaient couverts.
Enfin, je fus sous la lumière. Je cherchai des yeux le moine, mais ne le vis point. Je me dirigeai en titubant vers le box de Granoë. Relever le loquet de la porte me fut un supplice, j’y parvins pourtant au bord de l’évanouissement. Ma jument hennit doucement en fouillant de ses naseaux ma chevelure poisseuse.
– Viens, ma belle, articulai-je en lui prenant la bride.
D’instinct elle avait compris et s’avança paisiblement dans la cour jusqu’au perron. Je grimpai sur la pierre. Granoë ne bougea pas d’un pouce tandis qu’usant d’un effort qui me parut surhumain je l’enfourchais enfin. Je me laissai tomber sur son encolure et dirigeai ses pas d’une bride que je voulais ferme. Les lampions vacillaient devant mes yeux, noyant les silhouettes des échoppes dans un flou qui m’étourdissait.
Un instant, l’idée me vint que quelque malandrin voyant ma mine affaiblie pourrait profiter de l’aubaine pour achever la besogne de ses confrères, mais la rue était étrangement déserte. Je reconnus à grand-peine la façade de Denys. Granoë s’y arrêta, comme si elle avait été menée par une main invisible. Il faisait noir au travers de ses volets. Je passai sous la voûte et fus rassurée de voir que son cheval était là, de même que son chien, dressé à aboyer devant quelque inconnu. Que n’aurais-je donné à cet instant pour qu’il s’inquiétât de ma présence, mais il connaissait mon odeur, même si elle transpirait le sang, et se contenta de lever un museau et de secouer la queue en signe d’amitié. Je guidais Granoë vers l’escalier de bois et me laissai glisser jusqu’à terre.
Je posai une main sur la première marche pour la gravir du mieux que je pouvais, avec le sentiment que j’usais là mes dernières forces. Je vis l’escalier chavirer, mais peut-être était-ce moi. Denys ! pensai-je encore avec un sursaut de conscience, puis l’idée me vint que j’étais en train de mourir.
C’était comme un murmure, une sorte de liturgie à peine audible mêlée de chants d’oiseaux. C’était agréable. Je me sentais légère telle une brise de mai. Devant moi s’ouvrait une vallée superbe pavée de sable fin et brûlant. Un soleil au zénith répandait des vagues de chaleur sur une ville blanche aux toits en forme de coupole. En fond d’image, des montagnes se découpaient, ocre sur un ciel d’un azur extrême, sans nuage. Tout autour de la ville, des palmiers
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