Le lit d'Aliénor
bouton de nacre et autres babioles sans importance. Puis son regard accrocha contre la paroi le reflet brillant d’une dague que les sabots des chevaux avaient en partie enfoncée dans la boue. Au moment où il allait s’en saisir, un équipage s’avança à l’entrée du porche, dans l’intention probable de conduire ses palefrois à l’écurie. Denys se plaqua à la muraille et céda le passage aux deux voyageurs. Il identifia sans peine deux des proches de l’abbé Suger et rabattit la capuche de son mantel sur son front. Il ne lui semblait pas utile qu’on s’interroge sur ce qu’il faisait là.
Les deux hommes descendirent de cheval dans la cour et hélèrent leur confrère d’une voix forte. Denys jugea qu’il ne faudrait point trop de temps avant qu’ils le trouvent et qu’il valait mieux pour le connétable de la reine ne pas être associé à l’affaire. Il saisit prestement la dague, et, la glissant à sa ceinture sous sa tunique, allongea le pas jusqu’au parvis de Sainte-Geneviève.
Au pied des marches, un marché joyeux battait son allant, exhalant une odeur de poissonnaille et de basse-cour. Il se glissa au milieu des étals autour desquels se pressaient les ribaudes, panier d’osier au bras pour tâter tel légume, fruit ou jambonneau.
Denys jeta un œil au centre d’un attroupement et reconnut le joueur de flûte et son singe savant qui dansait en portant sa sébile sous le nez des badauds. Il récoltait quelques piécettes. C’était un habitué de la place. Non loin de lui, un jongleur lançait au ciel des bâtonnets enflammés qu’il maniait avec adresse, soulevant des « Oh ! » et des « Ah ! » d’admiration.
Denys sentit comme une pointe s’enfoncer dans sa poitrine. Brusquement lui était revenue en mémoire cette fois où il avait promené Marjolaine ébahie dans ce même lieu. Main dans la main, ils avaient acheté des oublies et croqué à pleines dents dans des pommes d’amour en regardant ces drôles. Le singe, attiré par les sucreries, avait grimpé prestement le long de la manche de sa belle, lui arrachant un cri de terreur, et s’était installé sur son épaule pour lui chiper sa pomme, alors qu’elle allait la porter à sa bouche. Cela n’avait duré qu’une fraction de seconde. Surprise, Marjolaine avait lâché le bâtonnet et son agresseur, agile, l’avait rattrapé avant même qu’il ne touche terre. Il s’était enfui pour le manger hors d’atteinte, niché sur une des gargouilles du portail de l’église.
L’instant de frayeur passé, ils avaient ri ensemble de cette farce et partagé tendrement la friandise de Denys. C’était avant. Un an à peine qui soudain lui sembla une éternité. L’œil triste, il tourna le coin de la rue et se fraya un passage au milieu des charrettes étroites, des passants et des chevaux.
Arrivé chez lui, il posa la dague sur la lourde table qui trônait au centre de la pièce et, avant de l’examiner, se servit un gobelet d’eau-de-vie. Puis il saisit un chiffon et revint vers l’objet maculé de salissures. Il s’aperçut que la lame était recouverte, outre la boue, de sang caillé. Il sourit de sa chance et entreprit de la nettoyer pour y chercher quelque indice.
Le bruit de ses bottes sur le plancher m’avait tirée du sommeil. Je ne l’avais pas revu depuis mon aveu, la veille, et m’étais résignée à mon sort. Aliénor était restée à mon chevet après son départ. Le jour suivant, Croquenaud s’était présenté et avait ordonné qu’on me donnât à manger et boire autant qu’il me plairait. Il ne se souvenait en rien de moi, mais paraissait content d’avoir ramené à la vie aussi proche parente de la reine. Il se disait sûrement que désormais les portes du palais lui seraient ouvertes, et je lui promis d’y veiller. Il m’expliqua que la lame était passée très près du cœur, avait perforé un poumon, et qu’il voulait croire au miracle autant qu’à son savoir pour expliquer que je sois encore de ce monde. J’avais en effet perdu beaucoup de sang, d’où mon état de faiblesse. Le moindre mouvement m’aurait été fatal jusqu’à ce que mes plaies cicatrisent. Il avait jugé bon de prolonger mon sommeil pour que je récupère.
Je l’en avais remercié chaleureusement. Lui parti, Aliénor m’avait interrogée sur ce qui s’était passé. Je demeurai évasive, arguant que mes souvenirs demeuraient confus, puis, comme elle insistait, je prétextai une
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