Le lit d'Aliénor
n’était pas encore venue de mourir. Manuel Comnène laissa retomber la tapisserie derrière lui. La lumière me fit plisser les yeux. Je m’étais habituée à ce tunnel sombre.
– Assieds-toi, ordonna-t-il.
J’obéis et m’installai face à lui, à même le tapis moelleux.
– Tu dois avoir faim, mange, insista-t-il, affable.
Du prédateur de l’instant passé il ne restait rien. Manuel Comnène était redevenu le séducteur. Sans doute, pensai-je, n’a-t-il pas eu satisfaction. Je décidai d’en apprendre davantage. Je plongeai mes doigts sur une fourchette à deux dents et me servis copieusement de caviar. Manuel versa dans un gobelet d’or une rasade de vin d’orange. De voir qu’il avait banni le verre de son service me fit sourire et je saisis le gobelet avec un petit air amusé qui alluma une étincelle dans son regard. Il passa un doigt sur sa joue et prit le parti de sourire à son tour. Il avait compris.
– Qu’allez-vous faire de moi à présent ?
– Te tuer.
Il avait dit cela calmement, sans haine, en déchiquetant une cuisse de poularde.
– La mort ne m’effraie pas.
Il éclata de rire, puis frappa dans ses mains en se tournant vers la porte voûtée. Un des gardes entra, portant un plat d’argent recouvert d’une cloche qu’il déposa devant moi. Le basileus continuait de ronger à petites bouchées son morceau de viande. Je soulevai la cloche et y découvris avec horreur la tête tranchée de la jeune servante. Ses yeux grands ouverts traduisaient encore la soumission à son sort. Un haut-le-cœur me prit, que je contins avec peine. Je reposai la cloche. Mes mains tremblaient. Je me sentais pâle, mais je soutins le regard du bourreau. Manuel semblait indifférent. Presque moqueur. Je repoussai d’une main que je voulus ferme ce plat qui me bouleversait et m’obligeai à prendre une cuisse de poularde et à y planter mes dents, comme si de rien n’était. À ce jeu-là, je refusais qu’il soit vainqueur. Je demandai simplement, d’un air faussement détaché :
– Pourquoi ?
– La désobéissance est toujours punie.
Encore une fois il n’avait pas de haine. Il respectait sa loi, et profitait du fait pour me montrer qui était le maître.
– Elle n’avait pas désobéi, mentis-je, je l’ai surprise à entrer par là.
– C’est sans importance. Cela n’aurait pas dû être.
– Je vous croyais juste, mais je ne vois en vous que traîtrise.
– C’est ainsi que tu me désirais lorsque tu es venue à moi, ne l’oublie pas.
– Quand dois-je subir le même sort que cette malheureuse ?
J’avais besoin de savoir, pour me préparer.
– Lorsque j’en aurai assez de te prendre, répondit-il d’une voix neutre.
Je portai avec dédain la coupe à mes lèvres. Cette idée ne me plaisait pas, mais elle me donnait au moins le temps d’échafauder un plan. Soudain, il se pencha vers moi et saisit mon poignet. Je ne me dégageai pas. Cela n’aurait servi à rien. Il y avait du désir dans ses prunelles, et aussi une prière, qu’il laissa échapper dans un murmure :
– Sois mienne et je dépose à tes pieds cette vie que tu méprises. Je te veux, Loanna de Grimwald, mais non comme une morte. J’aime trop l’amour pour forcer un corps sans âme. Laisse-toi séduire.
– Ce n’est pas avec de tels procédés que vous y parviendrez. De plus je n’appartiens qu’à un seul, je vous l’ai dit.
– Ce troubadour insipide ? Je doute fort qu’il sache te faire jouir !
– Davantage que vous ne le pourrez jamais.
– Alors, il mourra.
Mon cœur se mit à cogner furieusement. Toucher Jaufré, c’était pire encore que de subir toutes les injustices. Mais je ne voulais pas qu’il sache qu’il pouvait m’atteindre à travers lui. Je répliquai en souriant :
– Est-ce là la seule manière que vous connaissiez pour vous faire aimer ? Je vous plains, seigneur Comnène. En France, les hommes ont des arguments bien plus tendres et convaincants. Mais sans doute la chevalerie n’est-elle pas de votre monde.
– Je t’accorde une nuit pour réfléchir. Lorsque je reviendrai, tu seras mienne, totalement.
– Si je refuse ?
– Je t’amènerai ton troubadour et l’émasculerai devant toi ; ensuite, je te prendrai une dernière fois tandis qu’il se videra de son sang. Enfin je trancherai ta gorge et placerai ta tête sur ce guéridon, face à lui, pour qu’il contemple toute sa détresse avant de mourir.
– Puisse
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