Le lit d'Aliénor
Dieu vous pardonner.
– Si Lui ne le fait pas, Allah le Grand le fera !
Il se leva et me salua, puis rejetant sur ses épaules l’ample cape de soie verte qui recouvrait son torse nu, il sortit.
Je n’avais plus le choix. Je devais m’enfuir d’ici, mais je ne pouvais le faire seule. Je saisis la coupelle dans laquelle reposaient les œufs noirs d’esturgeon et les répandis sur le sol en un cercle suffisamment grand pour que je m’installe à l’intérieur. Je m’agenouillai en son centre et murmurai doucement des incantations. Il ne restait plus qu’à espérer que Jaufré soit à l’écoute et que personne ne me surprenne.
– Entends-tu ?
Jaufré posa sa main sur le bras de Denys pour lui intimer de se taire.
– Quoi donc ? demanda celui-ci en prêtant l’oreille.
Mais, autour d’eux, seul le bruit de l’eau contre la coque des felouques dérangeait leurs pas.
– Il m’a semblé, comme un murmure, entendre sa voix ; je deviens fou, se lamenta Jaufré.
– Allons, courage.
Jaufré hocha la tête, l’air malheureux. Ils avaient sillonné la ville, questionné, fouillé dans les recoins les plus malfamés en vain. Pourtant, ce soir au dîner, un espoir fou l’avait submergé lorsqu’il avait vu apparaître leur hôte, le visage tuméfié par une méchante blessure. Aux questions de son épouse, il avait répondu que c’était la caresse d’un félin avec lequel il avait voulu jouer, et il dut raconter son aventure à ces dames qui tremblaient en buvant ses paroles. Mais Jaufré était certain que l’homme mentait. Aliénor avait osé reprocher au basileus de passer plus de temps avec ses fauves qu’à chasser l’infâme gibier qui lui avait ravi sa dame de compagnie. Sans se départir de son sourire, Comnène avait assuré que ses meilleurs hommes parcouraient la contrée et qu’avant longtemps elle serait ramenée. Puis, comme s’il s’était agi d’une sentence, il avait ajouté : « Prions Dieu, Majesté, pour qu’elle soit vive encore lorsque cela viendra. » Jaufré avait frémi. Tout de suite après le dîner, il s’était faufilé sur les traces du basileus, qui avait rejoint ses appartements et semblait ne plus devoir en bouger. Denys ensuite avait conforté son impression. Le basileus, qu’il suivait comme son ombre, n’avait pas quitté les Blachernes de la soirée. Ce n’était donc pas un tigre qui l’avait ainsi marqué. Cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose : que j’étais tout près de là, cachée habilement. Il suffisait de savoir où.
Pour l’heure, ils se dirigeaient vers le port où Geoffroi de Rançon, Uc de Lusignan et leur interprète les attendaient. Ils avaient appris que des gardes du basileus avaient décapité une jeune femme dans une ruelle, abandonnant contre un mur ce qui restait de son corps et s’en retournant avec leur trophée dans un sac à grain en direction du palais. Un jeune garçon, témoin de la scène, s’était enfui en courant de peur qu’on ne s’en prenne à lui et avait atterri, horrifié, dans les jambes de l’Aquitain avant de raconter, contre quelques pièces d’or, sa sinistre aventure. La pauvre femme, une autochtone, n’avait pas même crié, se contentant de se signer et de tomber à genoux. Lorsque Geoffroi de Rançon arriva sur les lieux, guidé par la main tremblante du jouvenceau, le corps n’était plus là ; seule une flaque de sang attestait ses dires.
C’était bien faible pour envisager une quelconque relation avec leur affaire, mais, faute d’indice, toutes les directions étaient bonnes.
Les deux hommes reprirent leur marche en silence. Jaufré s’était armé par prudence, les ruelles sales du port étaient des coupe-gorge idéaux, d’autant plus que la pression ne cessait de monter entre les Français et les Byzantins. Il ne se passait pas un jour sans que des incidents se produisissent, et l’enlèvement de la veille n’arrangeait rien.
– Encore, dit Jaufré. Ecoute !
– Je n’entends rien, je te l’assure. La brise s’est levée. Sans doute est-ce son souffle qui te joue des tours.
Mais Jaufré s’était arrêté et semblait tout entier possédé par ce qu’il percevait. Il saisit le bras de Denys et lui fit face :
– Elle est là tout près. Je l’entends qui me parle. Je t’assure, Denys. Sa voix coule en moi comme une source. Elle est en danger. Attends.
Denys à présent faisait silence. Lui revenaient en mémoire les pouvoirs de cette
Weitere Kostenlose Bücher