Le lit d'Aliénor
achevée, il se leva et saisit sur une table un de ces voiles de soie qui servaient à essuyer les fruits avant de les croquer. Il sécha sa plaie d’un geste furtif. Je ne bougeai pas. J’avais appris à m’extraire des événements lorsqu’il le fallait. Réintégrer mon corps me ferait mal. Je ne voulais pas qu’il s’en aperçoive.
Le silence pesait sur nous comme un ciel plombé. Il sortit comme il était entré, sans plus un mot ni un regard. Je poussai un long soupir de soulagement. Mais je savais aussi que la sentence était tombée avec les plis des tentures. Je devais m’enfuir au plus vite. Je n’étais pas de taille à lutter contre lui.
La jeune femme apparut comme par enchantement, portant un broc rempli d’eau fumante. J’eus soudain la certitude qu’il existait une autre entrée que celle visible ; elle n’était pas dans la pièce pendant qu’il me violait. Consentirait-elle à m’aider ? Elle s’approcha et épongea mes cuisses de leur souillure. Mon ventre me faisait mal. Mais cela n’avait aucune importance. Le temps m’était compté. Je me glissai dans le baquet d’argent et la laissai me frictionner. Puis, plantant mon regard dans le sien, je murmurai comme une prière, dans un grec approximatif :
– Je vais mourir. Aide-moi.
Elle secoua la tête, et je perçus une larme dans ses yeux. M’aider, c’était se condamner aussi, sans doute. Le basileus ne pardonnerait pas. J’insistai pourtant :
– Montre-moi la porte. Ensuite va-t’en.
Elle me désigna du menton l’issue drapée par laquelle on allait et venait, mais je secouai la tête.
– L’autre. Je t’en prie.
Elle baissa les yeux, puis lentement me tourna le dos et souleva une tapisserie. Une de celles qui montraient le basileus en ardente compagnie de plusieurs femmes. Elle disparut derrière.
– Merci, murmurai-je.
Elle ne m’entendait plus. Je sortis du bain et me séchai sommairement. Je m’avançai jusqu’à l’endroit désigné, mais ne trouvai qu’un mur derrière la toile. Je passai mes doigts sur l’aspérité des pierres et fis bouger l’une d’elles, qui découvrit un passage. Un long corridor s’enfonçait dans la muraille. Je revins vers la couche et enfilai la robe que la servante y avait déposée en partant. Il fallait que je sache ce qui m’attendait au bout du tunnel. Je me risquai derrière la tapisserie.
Je marchai longtemps sans croiser âme qui vive, puis j’entendis des rires et des bruits. Une meurtrière dans le mur laissait filtrer de la lumière. Je plantai mon regard dans l’ouverture et soupirai de découragement. Une dizaine de gardes du basileus jouaient aux dés et buvaient à la régalade dans une pièce sur laquelle sans aucun doute s’ouvrait le passage. J’étais prise au piège. Je pouvais essayer de disparaître derrière quelque enchantement, mais j’ignorais ce qu’il y aurait après cette salle. Une porte barrait mon regard. Je me résolus à garder les yeux braqués dessus pour tenter d’en voir davantage. Un long moment s’écoula. J’étais gelée. Enfin la porte s’ouvrit sur une femme vêtue de voiles qui riait aux éclats en se pendant au cou d’un garde du basileus. L’un et l’autre étaient ivres. De la musique me parvint, et, tordant le cou à me briser la nuque, j’aperçus loin derrière eux un coin de comptoir, et quelques gueules. Une taverne ! C’était une taverne. Une de celles du port sans doute. Je ne savais si je devais me réjouir ou non, mais d’être brusquement si proche d’un monde connu me réconforta. Ne me restait plus qu’à trouver le moyen de m’y glisser et de m’y fondre.
– N’y pense pas, murmura la voix derrière mon dos.
Je frémis jusqu’à la pointe des pieds. Je ne l’avais pas entendu venir, mais c’était devenu une habitude ; le basileus était un félin. Je me retournai. Sur son visage que masquait la pénombre se lisait ma signature dans un mince filet. Il ne saignait plus, mais la cicatrice persisterait. Je ne dis rien. D’ailleurs, qu’aurais-je pu dire ? D’un mouvement galant du poignet, il m’invita à refaire le chemin inverse. J’obtempérai. Il fallait gagner du temps. Je revins dans ma prison sans un mot. Une table y avait été dressée et des poulardes rôties côtoyaient caviar et cuisses de grenouilles. Quelques artichauts étaient disposés dans des coupelles garnies de crustacés. Je me rendis compte que j’avais faim et aussi que l’heure
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