Le lit d'Aliénor
yeux la mort du roi.
Le spectacle nous souleva le cœur. Les chariots gisaient, roues brisées, toiles déchirées, renversés pour certains au milieu du charnier à ciel ouvert. Les hommes valides assistaient leurs compagnons blessés ou tentaient de protéger les mourants et les défunts du vol en piqué des charognards. Ceux-ci se précipitaient alors sans vergogne sur ces Turcs couchés que nul ne songeait à leur interdire. C’est à cet instant que je le vis se détacher du groupe. Mon sang se figea. Louis était blême, blessé, mais vivant !
Aliénor sauta de cheval et se précipita vers lui. Pourtant, il la repoussa du plat de l’épée. Autour de lui des hommes se rassemblèrent, l’arme au poing. Aliénor recula.
– Que signifie, Louis ?
– Veniez-vous vous assurer de mon trépas, ma dame ? Constatez qu’il n’en est rien.
– Louis ! bredouilla la reine, désemparée et effrayée.
Geoffroi de Rançon s’avança et fut aussitôt assailli par quatre seigneurs haineux qui le bloquèrent au bras, lui piquant leurs lames sous la gorge et criant au traître. Aliénor cria, les larmes aux yeux :
– Assez ! Assez, pour l’amour de Dieu ! Que s’est-il passé, Louis, pour que vous nous teniez en disgrâce ? Nous vous attendions sans savoir et étions morts d’inquiétude. Je vous retrouve sain et sauf par Dieu tout-puissant et vous voilà prêt à occire vos frères ! La folie se serait-elle emparée de votre âme ? Je n’en puis rien croire !
– Vous nous rendrez compte devant Dieu ! hurla Benoît de Montbassion, tandis que Robert de Dreux s’avançait à son tour, le visage empreint d’une expression cruelle.
– Voyez ceux que vous avez condamnés.
Il désigna d’un doigt accusateur les corps que l’on transportait vers les chariots pour les extraire de ce lieu. Aliénor porta une main à sa bouche. Elle venait de reconnaître dans les bras d’un soldat de Dieu Clothilde de Mareuil, la plus jeune de ses dames de compagnie. Elle se mit à trembler, puis, sous le coup de l’émotion, s’effondra d’un bloc.
– Portez les sels ! ordonna Louis, tandis qu’on asseyait la reine contre une roue de charrette.
J’étais accourue à son chevet, désemparée. Louis vivant ! Comment se pouvait-il ? Avais-je donc payé pour rien ? C’est alors qu’une petite voix que je connaissais bien appela :
– À l’aide ! Un homme est pris au flanc, il faut le tirer de là !
Et Béatrice parut, la coiffe en bataille, le pourpoint maculé de sang. C’est à peine si elle nous jeta un regard. Des soldats accoururent et s’efforcèrent de dégager l’homme écrasé par une roue de chariot.
Louis ordonna qu’on relâche Geoffroi de Rançon et apaisa les quelques seigneurs, dont son frère, qui exigeaient qu’on le décapite sur-le-champ pour haute trahison. Il estimait qu’il fallait sortir de ce coupe-gorge où les Turcs réorganisés pourraient de nouveau tenter de les anéantir.
– L’heure des comptes sonnera ! affirma-t-il en reprenant sa place.
Aliénor revenait lentement à elle. Elle pleurait toujours. Louis me lança un regard dont je ne pus déterminer s’il était un reproche ou un repentir. Il avait changé, mais je n’aurais su dire ce qui dans son attitude me permettait de l’affirmer. Je ne l’appris que plus tard, lorsque, trois heures après avoir chargé nos morts et rassemblé les chariots récupérables, nous gagnâmes les hauteurs de notre campement de la nuit. Louis ordonnait à présent d’une voix ferme, et pas un n’aurait eu le front de lui tenir tête. Les blessés furent soignés et apaisés par les dames qui avaient retrouvé leur courage, et l’on put boire chaud autour d’un feu afin de réconforter les âmes.
C’était Panperd’hu que Béatrice avait fait dégager à notre arrivée. Il avait une jambe abîmée et n’avait dû la vie sauve qu’à la toile du chariot qui lui avait couvert le corps en tombant, lui laissant seulement les yeux pour témoins entre les rayons de bois de la roue. Il nous raconta la scène tandis que nous lui installions quelques coussins derrière les omoplates :
– Le roi a forcé l’allure pour vous rejoindre avec l’arrière-garde. Dame Béatrice, qui était dans le chariot derrière le mien, criait à qui voulait l’entendre que la mort ne l’aurait pas. Elle a dressé son épée et a bondi sur un Turc qui s’approchait d’elle. Malgré la force de l’homme, elle lui a
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