Le lit d'Aliénor
tranché la nuque, tournoyant autour de ses épaules où elle avait accroché ses jambes. Elle hurla encore en sautant à terre, appelant à la rescousse tout ce que les dames avaient acquis de courage. Certaines défendirent leur vie, d’autres se laissèrent massacrer, paralysées par la terreur ; l’une d’entre elles fut même emportée sur un cheval, je n’aurais su dire laquelle, car à ce moment le chariot a basculé et je me suis trouvé pris. J’ai d’abord tenté de me dégager, puis me suis résigné, d’autant que le roi était à présent engagé dans la bataille-là, devant mes yeux ébahis. Le moine soudain n’existait plus. Il maniait l’épée à tour de bras et nul ne pouvait le distinguer des autres, car il avait jeté bas tout ornement. Il ne portait que sa cotte de mailles, son épée et son bouclier, et sans doute les Turcs ne le reconnurent-ils pas. Un instant, ils furent côte à côte avec la dame de Campan et ils semblaient tous deux rayonner d’une lumière surnaturelle. Leurs lames tranchaient tant et tant que l’ennemi recula. Dame Béatrice se sépara de lui pour aller prêter main-forte à quelqu’une. C’est alors que le roi se trouva isolé, face à moi, coupé de ses hommes. Huit Turcs l’entourèrent et le forcèrent à prendre position sur un rocher en surplomb. Si vous l’aviez pu voir, ma reine, jamais vous n’eussiez pensé qu’il s’agissait du même homme. Il saisit des branches d’arbres qui pendaient à sa hauteur et d’un coup de reins les balança pour qu’elles fassent ressort et l’aident à sauter sur ce roc. Adossé à la paroi, il tint tête à ses assaillants, plus nombreux de minute en minute, que l’étrange lumière émanant de lui attirait. Il trancha des têtes, coupa des bras, perfora des torses, esquivant sans seulement s’en rendre compte les coups qu’on lui portait. Et puis, soudain, un rayonnement bleu tomba du ciel sur son épée. Ce fut la débandade dans les rangs ennemis. Abasourdis, ils détalaient comme du gibier que nos hommes, aiguillonnés par la main de Dieu, poursuivaient jusque sur les hauteurs. Pour sûr, Majesté, que, sans cette intervention divine, nous n’étions plus rien. Notre bon roi peut s’enorgueillir de cette faveur.
J’avais besoin d’être seule. J’avais cru Panperd’hu dans notre groupe de tête et ne me pardonnais pas qu’il fût blessé par ma faute. J’abandonnai Jaufré et Aliénor en sa compagnie. Cette dernière semblait désemparée. Elle m’avait confié tout à l’heure qu’elle ne comprenait pas ce qui s’était passé et ce que Louis lui reprochait. Elle avait pleinement confiance en Geoffroi de Rançon et l’oncle même du roi, le comte de Maurienne qui nous avait suivis, était au-dessus des soupçons dont on les accusait. Je prétendis n’avoir pas de réponse.
Je m’éloignai du groupe et trouvai refuge à quelques pas contre un rocher creux qui me masquait au reste de la troupe. Le spectacle était pitoyable. L’armée avait subi de lourdes pertes, bien moindres que celles de Conrad, mais c’était déjà trop. Des larmes me vinrent, que je cachai dans mes genoux. J’étais lasse d’un seul coup, lasse de ne plus savoir. Panperd’hu prétendait que Dieu avait sauvé le roi. Où était alors cette vérité qui était la mienne et celle de ma race ? J’étais venue au monde pour servir l’Angleterre en croyant à la légitimité de ma mission, et aujourd’hui la chrétienté triomphait. Je ne savais plus. Denys était mort pour rien. J’avais été violée pour rien. Je m’étais perdue.
– Nul n’a le droit de prendre une vie. N’était-ce point ce que tu souhaitais pourtant ?
La voix douce et sereine me fit lever la tête. Devant moi, une chaude lumière encerclait une forme indistincte, dont je sus qu’elle ne m’était pas familière.
– Qui êtes-vous ? demandai-je d’une voix timide, m’attendant presque à quelque aïeul en colère.
– C’est sans importance, Loanna de Grimwald. Je suis venu t’apporter la paix. Tu détiens la clé des savoirs anciens, cherche en eux les réponses mais jamais ne te fourvoie dans cette démarche de haine et de mort que les vils admettent. Si tu n’y renonces pas, alors la punition de Dieu sera sur toi.
– Etes-vous ce Dieu des chrétiens ? demandai-je, interloquée.
– Je suis cette force que tes pères ont créée, par leur savoir et leur amour des hommes. Ma voix n’est que la leur, car au
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