Le lit d'Aliénor
songeais qu’à m’en débarrasser.
Des larmes vinrent, de rage, d’impuissance et de bonheur aussi. N’était-ce pas un signe du destin pour me signifier que ma mission était remplie et qu’il me fallait songer à ma propre existence ? Je ne pouvais pourtant prendre le risque de m’éloigner de la cour avant qu’Henri rencontre Aliénor.
Trois mois… Cela me laissait un peu de temps avant que cela se voie. Non, je ne dirais rien à Jaufré. Bientôt nous serions de nouveau dans l’île de la Cité et je partirais pour la Bretagne voir Henri. Dès qu’Aliénor serait libre, je mettrais mon enfant au monde et deviendrais l’épouse de Jaufré. Les choses iraient vite à présent.
Il suffirait de serrer les fils de mon corset et d’interdire ma couche à mon troubadour quand mon embonpoint serait trop évident. Pour l’heure, lui non plus n’avait rien remarqué. Il. lui faudrait regagner Blaye, trop longtemps abandonnée à cause de la croisade. J’aurais le champ libre. Oui, cela devrait aller. Je caressai doucement la peau de mon ventre à peine rebondi.
– Mon tout petit. Ma fille, murmurai-je, attendrie.
Lorsque Camille, ma chambrière, entra pour m’aider à me vêtir, elle me trouva dans cette même posture, le regard songeur, loin, bien loin au-delà de la grande mer, vers cette terre marécageuse où j’avais connu les plus belles heures de ma vie.
Louis s’annonça cinq jours plus tard. Il était amaigri, et son regard trahissait quelque démon intérieur. Il vint saluer Aliénor, que Roger de Sicile avait mise en avant pour accueillir son époux, et sembla avoir peine à faire bonne figure à celui qui leur avait offert son assistance. Aux questions qui ne manquèrent pas, il répondit que le voyage avait été éprouvant et que, malade durant toute la traversée, il n’avait vécu qu’avec l’espoir d’aller se recueillir sur un sol stable et apaisant. Roger de Sicile s’empressa donc de faire célébrer une grand-messe, au cours de laquelle allusion fut faite à cet Esprit-Saint qui était descendu à ma prière pour écarter les Byzantins. Cette histoire m’agaçait. D’autant plus que l’évêque crut bon d’ajouter que seule l’âme pure d’une vierge pouvait attirer la clémence divine.
J’en fus dès lors de plus en plus convaincue : nul ne devait savoir que je portais un enfant ! Si tous se doutaient que je n’étais plus pucelle, personne, à l’exception de Denys, n’avait pu le vérifier, Jau-fré s’évertuant pour préserver mon honneur à prétendre son amour pur et noble, à me nommer sa « lointaine » et à s’esquiver de ma couche avant que quiconque ne se lève. Néanmoins, Béatrice de Campan était suffisamment fine pour ne pas croire un seul instant que la main de Dieu ait pu s’étendre sur moi, alors que je ne passais pas le plus clair de mon temps en prière, à son exemple. Etienne de Blois lui aussi me lança un regard soupçonneux.
Jaufré avait raison. Il me fallait être prudente. Les sorcières étaient montrées du doigt par l’Église, comme des suppôts du diable. Si elles bénéficiaient encore du soutien du peuple, chaque jour davantage, elles devaient se cacher dans les recoins les plus sombres des forêts. Avant longtemps, j’en étais sûre, l’Eglise balaierait d’un revers de main quiconque s’opposerait à son hégémonie. Le Malin deviendrait un prétexte habile pour faire taire des esprits libres et encombrants. Tant que je restais à ma place dans l’ombre d’Aliénor, je n’avais que peu à craindre, donnant autant qu’il m’était possible l’illusion d’une foi sans tache. Cet enfant, hélas, prouvait le contraire, au regard de l’Église. S’il était admis qu’une femme mariée soit engrossée par quelque amant, il était impensable qu’une vieille fille comme moi affiche ainsi son ventre gonflé sans passer pour la dernière des catins.
La messe achevée, Roger de Sicile fut un hôte parfait. Pendant plusieurs jours, fêtes, banquets et chasses alternèrent avec de longs offices au cours desquels Louis semblait plus recueilli que jamais.
Ce qui m’alerta fut qu’il se tînt loin de Béatrice, comme s’il voulait éviter sa présence. Se seraient-ils disputés sur le navire ? Quel péché Louis avait-il sur la conscience qui l’empêchait de croiser le regard de celle qu’il aimait ? Je tentais désespérément de le découvrir, en le faisant espionner par une servante, mais la
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