Le lit d'Aliénor
et que seuls ces Grecs aux sombres desseins voient sa gueule béante et son souffle malsain !
En un instant une ombre gigantesque masqua la lumière, tandis qu’un même cri s’élevait autour de moi. Des mouvements de panique avaient envahi le second navire, qui vira de bord en nous frôlant. Les hommes, massés sur le pont avec leurs grappins d’arraisonnement, reculaient à présent terrifiés. Sur ce pont-ci, la surprise et l’effroi ouvrirent les bouches et les yeux, abaissant la garde de nos ennemis. Cela suffit pour que les lames pénètrent les chairs et nous donnent la victoire. Moi seule de nos gens pouvais voir la bête qui crachait par les naseaux une flamme écarlate. Mais ce n’était qu’une illusion. Lorsqu’il n’y eut plus un de nos ennemis debout, mes bras retombèrent et la bête disparut. Alors seulement, les visages se tournèrent vers moi, car aucun n’avait compris ce qui s’était passé, mais tous m’avaient pu voir, les bras dressés au ciel, auréolée d’une lumière ensanglantée.
Ils m’entourèrent telle une marée de survivants dont j’eus peur qu’elle ne m’engloutisse. Mais peu importait, j’avais agi pour le mieux et sauvé les miens. Sauvé la reine qui ne portait qu’une longue estafilade au bras, sauvé Jaufré qui se relevait en boitant, sauvé Sibylle qui n’avait rien vu mais avait perdu la raison sous son monticule de linges.
Soudain, d’un même élan, entraînés par la reine qui était tombée à genoux, tous et toutes courbèrent la tête devant ma frêle silhouette, et de leurs lèvres tremblantes monta un alléluia.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre que, n’ayant pas vu le monstre, mes amis croyaient tout bonnement à une intervention divine. J’aurais dû m’amuser de cette méprise, pourtant en cet instant, devant leurs mains jointes, mesurant la puissance de l’aura qui m’entourait encore, je ressentis seulement une infinie tendresse. Comme ils étaient crédules, tous ! Comme ils étaient vulnérables ! Mais pouvais-je les blâmer ? Une chose seule était certaine, j’avais agi par amour. Peut-être était-ce là tout ce qu’il fallait retenir.
Tout en écoutant le chant de grâces, je ressentis d’un coup le poids d’une immense fatigue. Faire appel à la magie avait été une épreuve difficile, d’autant plus que jamais encore je n’avais véritablement usé de pareils sortilèges. Titubant, je m’avançai jusqu’à Jaufré, qui me dévisageait passionnément. Il me tendit les bras, mais, avant de m’y écrouler, une vision me glaça d’effroi. L’espace d’un instant, je le vis s’effondrer, le regard vitreux, entre des mains blanches et baguées. Je poussai un cri de surprise et de douleur, puis sombrai dans une nuit d’encre.
Lorsque je revins à moi, la nuit balançait doucement le navire entre l’onde et un ciel piqueté d’étoiles. Jaufré s’était assoupi à mes côtés. Son souffle régulier et son teint rosé me rassérénèrent. Je passai délicatement un doigt sur la joue de mon aimé. Aussitôt, il ouvrit les yeux et me sourit.
– Ma bonne fée va mieux, semble-t-il, murmura-t-il en m’attirant à lui.
Je me laissai aller à son baiser.
– Que s’est-il passé ? demandai-je ensuite en me pelotonnant au creux de son épaule.
– Rien d’important, plaisanta-t-il. Tu as levé les bras aux cieux et les cieux nous ont épargnés. Du moins est-ce la version consignée par le capitaine dans son carnet de route. Aliénor a précisé que tu avais dû voir la Vierge des marins pour avoir ainsi le visage illuminé de bonheur et de béatitude. Quant à nos gaillards blonds, nul ne sait ce qu’ils ont vu, mais sans doute était-ce la colère de Dieu. Après, comme toutes les saintes de l’Histoire, tu t’es évanouie pour mieux conserver intact et pur le souffle divin. Les marins ont jeté les corps à la mer et nettoyé le pont du sang qui avait séché, et le prêtre a dit une messe pour leurs âmes, les nôtres et la tienne surtout qui avait été élue. Une bien belle anecdote, qui finira certainement en chanson.
– L’écriras-tu ? demandai-je en souriant.
– Non point, belle damoiselle ! Je laisse à d’autres le soin de vanter ta piété. J’aurais sinon bien trop de scrupules à épouser une sainte ! Et, puisque te voici rassurée sur mes intentions, si tu me disais quel est donc ce mirage qui a dressé les cheveux sur les têtes de ces vilains ?
– Un
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