Le lit d'Aliénor
cher, quelque chose de plus viscéral rongeait la reine : le sentiment de rancœur qu’elle nourrissait à l’égard de son roi. Raymond avait combattu l’ennemi là où il croyait la véritable justice, mais que pouvait-il sans le soutien de l’ost royal ? Raymond n’était pas sot. Il savait en se rendant là-bas qu’il courait à sa perte. Que pouvait-il avoir à oublier dans la mort si ce n’était sa nièce, celle qu’une fois encore la raison d’État lui avait ravie, celle pour laquelle il n’avait pas eu le courage de défier le roi de France. Louis était responsable. Lui et lui seul.
Peu à peu elle avait perdu l’appétit, rongée de l’intérieur par cette haine et par son chagrin. Ce n’était pas l’amant qu’elle pleurait, c’était elle-même et son impuissance face au destin. Aliénor se laissait mourir pour échapper, comme Raymond, à ce sentiment de n’être rien d’autre qu’un infime pion dans l’histoire de France. Les apothicaires auraient beau se creuser la tête, aucun ne guérirait ce mal secret. Et moi, qui ne quittais pas son chevet, je déployais tout mon amour, toute ma patience, mais n’y pouvais rien. Il fallait qu’Aliénor purge sa douleur et trouve en elle la force de continuer. Il fallait attendre.
Un apothicaire eut l’idée de prétendre qu’une saignée ferait sortir d’elle les humeurs malignes, un autre qu’il fallait frotter son corps avec des orties pour la dégager de son apathie, un autre encore qu’il n’y avait rien de mieux que des douches bouillantes pour lui rendre sa vitalité. Ils auraient sans doute réussi à la tuer si chaque nuit, alors qu’elle dormait d’un sommeil agité, je n’avais usé de mes pouvoirs pour apaiser ses cauchemars et de certaines médecines pour la maintenir malgré elle. Fort heureusement, j’avais trouvé ici de la mélisse et de la menthe en abondance. Et, malgré tout le soin qu’Aliénor mettait à se laisser mourir, chaque matin je tirais ses rideaux sur un rayon de soleil et l’obligeais à s’en nourrir.
Cela dura plus d’un mois, et puis, un matin, elle s’éveilla en hurlant et se mit à pleurer, le corps secoué par de violentes convulsions qui la firent vomir de la bile. La servante courut quérir un prêtre, pensant que l’heure de l’extrême-onction avait sonné pour la reine.
Lorsqu’il franchit le seuil, Aliénor n’eut qu’un cri, alors qu’elle s’était refusée au moindre mot depuis qu’elle était alitée :
– Dehors, envoyé du diable ! Et dites à mon curé de mari qu’il ne m’aura pas !
Le prêtre recula, en la voyant me repousser brutalement et tendre vers lui un doigt accusateur. Elle avait les yeux injectés de sang et il se signa d’effroi. À cet instant, je sus qu’elle était sauvée. D’un bond, je fus sur le prêtre qui avançait son crucifix comme s’il était en présence du démon et, d’une main apaisante, je l’entraînai à l’écart :
– Mon père, oubliez ce que vous venez de voir. La reine de France a pris cette nuit quelque médecine ordonnée par les apothicaires et son apathie semble vouloir finir. Avec un peu de repos, je gage qu’elle aura recouvré ses esprits avant la fin de la journée.
– Je gagerais pour ma part que quelque démon a pris possession de son âme, rétorqua-t-il en frémissant de peur.
– Vous parlez de Sa Majesté la reine de France, mon père. N’allez pas trop vite en besogne.
Il me fixa avec dans le regard un mélange de crainte, de résolution et de doute. S’il faisait venir à elle un exorciste et qu’il se soit trompé, on ne lui pardonnerait pas en haut lieu. La reine s’était laissée retomber à plat ventre sur son lit et pleurait tout son soûl, la tête dans les oreillers de plume, les serrant dans ses bras à s’en étouffer. Le prêtre dégagea finalement son bras de mon étreinte et sortit après avoir tracé dans l’air un signe de croix géant.
La chambrière s’était recroquevillée dans un angle et tremblait de tous ses membres tant l’invective avait été violente. Je m’approchai d’elle et lui conseillai d’aller prendre du repos et de donner consigne que l’on ne nous dérange pas. Ni les apothicaires, ni le roi, personne.
– Tu as bien compris ? Personne.
Elle hocha la tête et se hâta de disparaître à son tour.
Alors seulement, je retournai vers le lit et m’allongeai près d’Aliénor. Elle s’accrocha à moi, hoquetant entre deux
Weitere Kostenlose Bücher