Le lit d'Aliénor
nous réunira car l’esprit libre, tu auras pu agir selon ce devoir qui pèse sur ta conscience. Sinon, tu n’auras qu’à reprendre ta promesse. Il ne sera pas difficile d’arguer notre séparation pour refuser nos épousailles. Bien que cela me déchire le cœur, Amour, je sais qu’il n’est pas d’autre solution pour ne pas te perdre.
– Oh, Jaufré, je…
Mais ma phrase se noya dans un torrent de larmes. Je tombai sur le sol de terre cuite et nous restâmes ainsi enlacés jusqu’à ce que ma pluie s’apaise. J’aurais voulu que ce moment ne finisse jamais, tant il était doux et réconfortant. Jaufré caressait mes cheveux et me murmurait des mots tendres et apaisants qui ressemblaient à une vieille, très vieille berceuse, comme celle que mère me chuchotait, lorsque, enfant, j’étais désemparée. Je l’aimais tant, mon troubadour ! Il savait si bien me comprendre.
– Nous allons être en retard à la messe solennelle. Il est temps de sécher tes larmes. Cette nuit je viendrai te rejoindre, même si nous ne faisons pas l’amour. Je veux m’endormir dans tes bras pour que l’odeur de ta peau m’accompagne.
– Tout ce que tu voudras. Je t’aime, Jaufré. Je t’aime. Si tu savais comme…
– Chut !
Il posa un doigt sur mes lèvres pour me faire taire.
– Un chantre doit souffrir pour composer ses chansons, tu le sais bien. Je me nourrirai de ton absence comme d’un hiver, ma lointaine. Je t’appartiens de toute mon âme… Allons, rajuste-toi !
Il effaça d’un geste les larmes qui glissaient encore sur mes joues, et quelques minutes plus tard, c’est ensemble et au regard de tous que nous franchîmes le seuil de la cathédrale.
Ce qui suivit fut agaçant et rassurant à la fois. Le pape Eugène III bénit l’union des époux royaux et, à la demande d’Aliénor, annonça nos fiançailles. De sorte que Jaufré et moi reçûmes au-dessus de nos têtes inclinées le signe de croix qui officialisait notre serment, pour le plus grand bonheur de la reine me sembla-t-il. Grâce à la générosité de Jaufré, j’étais à l’abri de la concupiscence de quelque baron qui aurait ainsi gagné une place de choix à la cour de France.
Ce problème résolu, il ne restait plus que celui de l’enfant.
Lorsque Jaufré vint me rejoindre cette dernière nuit avant son départ pour Tripoli et le nôtre pour la France, il me fallut user d’un de mes charmes pour qu’il puisse m’aimer sans s’apercevoir de mon état. Le subterfuge réussit aisément, et je le reçus avec un bonheur immense tant m’avait manqué la douceur de sa peau. Au petit jour, Jaufré me quitta sur des promesses d’amour éternel sans savoir que je portais son enfant.
Jaufré de Blaye regardait résolument devant lui cette étendue d’eau mouvante que fendait à bonne allure la coque du navire. Il lui tardait à présent de toucher la terre ferme. Les douleurs dans son crâne s’intensifiaient de jour en jour, lui serrant les tempes à les briser. Par moments même, son champ de vision devenait flou, et il devait faire des efforts pour fixer un objet et en situer les contours. Comme il aurait eu besoin de médecine ! Hélas pour lui, non seulement il n’avait rien emporté mais il avait tu autant que possible son état pour ne pas peser davantage encore sur un départ pénible. Panperd’hu ne cessait de chanter la beauté de la dame de Tripoli dont il était tombé éperdument amoureux, et même le son de sa voix lui vrillait les tympans. Il s’accouda au bastingage et inspira à pleins poumons l’air salé du large.
Le voyant si pâle, Panperd’hu posa son instrument et s’avança en réglant sa démarche sur les mouvements du navire. La mer était agitée. Octobre touchait à sa fin et de gros nuages noirs menaçaient dans le ciel depuis deux jours sans parvenir à crever. Le capitaine avait pourtant assuré qu’il n’y aurait pas de tempête. C’était un vieux loup de mer, et l’on pouvait s’y fier. Panperd’hu s’accouda à côté de Jaufré au bastingage de bois. Devant eux, une figure de proue en forme de sirène plongeait jusqu’au sein à chaque vague.
– Tu as bien mauvaise mine, ami, constata Panperd’hu, attristé.
– Je voudrais pouvoir l’imputer au mal de mer, mais je crains fort que ce ne soit plus grave, grimaça Jaufré en réponse.
– Houdar est un bon guérisseur, tu verras. On prétend qu’il peut réussir des miracles, mais, par tous les
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