Le lit d'Aliénor
saints, je comprends mal pourquoi tu n’as rien dit à Loanna. Elle aurait sans doute pu te soulager avec ses médecines. Tu sais bien que de plus en plus de personnes dans l’entourage de la reine ont recours à sa connaissance en ce domaine.
– A quoi bon l’inquiéter ? Et puis j’ai voulu croire à un mal passager, un de ceux dont on souffre après une trop longue exposition au soleil. N’avons-nous pas subi maintes insolations sur cette Terre sainte ?
– Tu ne me convaincras pas, Jaufré. Je suis ton ami depuis bien trop de lunes. Si tu n’as rien dit, c’est pour une autre raison, qui m’échappe.
– Je vais mourir, Panperd’hu.
Un silence pesant s’installa entre les deux hommes. Jaufré avait lâché cela sans colère, sur un ton égal. Panperd’hu resta un instant figé, puis se reprit :
– Quelle est donc cette certitude ? As-tu vu un apothicaire ?
– Il y a des choses que l’on sent, ami. Toi-même m’as affirmé à plusieurs reprises avoir respiré avec ton âme les parfums de douleurs de la terre elle-même. Nous sommes différents, toi et moi, des autres qui ne composent pas. Nous sommes à l’écoute des moindres souffles. Ce sont eux qui me l’ont dit. Lorsque le pape a béni nos têtes dans la cathédrale, j’ai brusquement perçu le souffle de la mort. Cela n’a été qu’une sensation fugitive, mais depuis quelques jours elle s’est installée telle une évidence.
– N’est-ce pas plutôt la douleur qui égare tes sens, ami ?
– D’ou me vient-elle, compère, si ce n’est de cette certitude ? Mon unique regret sera de ne l’avoir pas contrainte à m’épouser avant mon départ. Blaye n’aura pas d’héritier, et j’ai grand peur que la cité ne tombe aux mains de ses ennemis. J’aurais voulu une comtesse pour y régner avec sagesse et amour.
– Tu es déprimé, Jaufré. Demain, nous accosterons et, sitôt que Houdar t’aura fait avaler une de ses potions, tu te sentiras mieux et ces pensées morbides te quitteront.
– Je voudrais que tu dises vrai. Pour l’heure, permets que je te laisse. Par instants, j’ai l’impression que quelque chose va éclater à l’intérieur de mon crâne, et cela devient insupportable. M’étendre me soulagera.
Jaufré posa une main fraternelle sur l’épaule massive de son ami, mais, la douleur le poignardant, il s’appuya plus lourdement pour trouver en lui la force de marcher.
– Veux-tu que je t’accompagne ? s’inquiéta Panperd’hu, qui ne pouvait s’empêcher de remarquer les cernes violacés sous les yeux du troubadour.
– Non point. Le roulis convient parfaitement à ma démarche d’ivresse. Prie pour moi plutôt. Que tout cela ne soit rien d’autre qu’une triste pensée d’homme seul.
Sur ce, il s’éloigna en titubant jusqu’à sa couchette et s’y laissa tomber. Au bout d’un moment, la douleur s’apaisa et il se mit à penser à sa promesse, à sa terre de Blaye, et à la folie qui l’avait poussé loin d’elles. Une larme roula sur sa joue creuse, puis il se sentit aspiré vers un insondable trou noir dans lequel il s’endormit.
– Voici la côte. Le navire qui portait la nouvelle de notre arrivée est au port. Sans doute la princesse Hodierne y est-elle, avertie par ses guetteurs. Sa seule vue, Jaufré, réconfortera ton mal, je te l’assure. Jamais je n’ai vu plus gente femme et mieux tournée.
– Voilà bien cent fois que tu me la dépeins, ironisa Jaufré. Crois-tu donc vraiment que je puisse l’aimer alors que mon cœur et mon âme appartiennent déjà à Loanna ?
– Non point, car j’en serais fort jaloux ! se renfrogna comiquement Panperd’hu.
Jaufré tenta de distinguer les formes qui apparaissaient à présent sur la jetée, mais un voile flou devant son œil l’en empêcha. Il avait dormi à outrance le tantôt et une grande partie de la journée. Seul le cri de la vigie qui annonçait la terre l’avait tiré du lit. Il s’était parfumé et avait passé une tunique propre, évitant de s’attarder devant son visage qui portait plus encore que la veille le rictus de la mort. Panperd’hu avait feint de ne rien remarquer, et il lui avait menti en prétendant qu’il se sentait mieux. La vérité était que la douleur était plus intense que jamais et qu’il entendait dans le fond de ses oreilles une sorte de souffle intermittent qui masquait les paroles de son ami et le brouhaha des gens rassemblés sur le pont. L’on agitait
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