Le lit d'Aliénor
fille, il faut vous rendre à l’évidence, ce ne peut être qu’avec l’aide du Malin, sinon avec la vie, il aurait repris sa conscience. Résignez-vous. Demain matin, nous porterons ce malheureux en terre. Mais dès à présent je vais faire monter sa bière qui sera scellée et portée en la sainte église afin que la damnation ne soit pas sur nous et que les esprits du Mal ne puissent plus s’échapper.
Hodierne eut un sanglot, mais le prêtre avait la tête haute et ne cilla pas. Il marqua la pièce d’un signe de croix, tourna les talons et les laissa seuls.
– Ne pleurez pas, princesse.
Houdar referma ses bras sur les épaules fines. Tout cela l’ennuyait. L’homme de science qu’il était se trouvait face à un mystère et, malgré tout le respect qu’il devait à l’abbé, il avait du mal lui aussi à se résoudre à cette explication simpliste.
– Houdar, il faut convaincre l’abbé. Je ne peux croire que cet homme soit mort, entends-tu ? Il a pleuré, Houdar. Les démons pleurent-ils pour tourmenter les hommes ?
– Je l’ignore, princesse. Mais vous savez comme moi que les morts appartiennent à Dieu et donc à l’Église.
– Mais il n’est pas mort et vous le savez.
– Je ne sais rien, Hodierne. Cela dépasse ma science.
– Ecoutez encore ! Je vous en conjure.
Hodierne leva vers lui un regard noyé et suppliant, et, comme chaque fois, le vieil homme poussa un long soupir résigné. Il se rassit sur le lit et chercha le pouls sur le poignet mol.
– Cherchez ailleurs…, suggéra la jeune fille.
Houdar relâcha la main et posa ses doigts à la naissance du cou. A plusieurs reprises il les déplaça, puis soudain s’immobilisa, ajusta l’emplacement, et Hodierne vit un large sourire s’étirer sur son visage boursouflé.
– Vous aviez raison, princesse. Je sens son pouls, il est extrêmement faible.
Il écarta les pans de la tunique grège et plaqua son oreille à l’endroit du cœur. Hodierne retint son souffle. Pendant de longues minutes, Houdar resta ainsi sans bouger dans un silence total, puis il se redressa et hocha la tête :
– Il est presque inaudible, comme ralenti, mais il est régulier. Pour une raison que j’ignore, cet homme est encore en vie. Trouvez-moi un miroir.
Hodierne s’envola presque jusqu’à la chambre voisine où elle prit un joli miroir rond enchâssé dans un cadre d’or ciselé. Alors qu’elle pénétrait de nouveau dans la pièce, les cloches de l’église se mirent à sonner à toute volée. Mais elle refusa d’y prêter attention. Houdar appliqua le miroir sous les narines de Jaufré. Un léger voile de brume s’y déposa, si mince qu’il dut refaire l’expérience plusieurs fois pour s’en assurer.
Houdar saisit Hodierne par les avant-bras et lui fît face gravement.
– Cela ne sera pas suffisant pour convaincre le père Virgile, princesse. Je peux constater que le cœur de cet homme bat, mais il est si faible que je doute qu’il puisse faire autre chose qu’entretenir un semblant de vie. Il faut se rendre à l’évidence. Le cerveau de cet homme est éteint et son âme l’a certainement quitté. Il vaut mieux mettre fin à son agonie et l’enterrer dignement.
Hodierne roula des yeux horrifiés.
– Aurais-tu perdu la raison ? toi aussi ? Je ne peux croire que toi, Houdar, tu oses dire pareille chose. Enterrer vivant un être humain ? Mais quel est donc, Seigneur Dieu, ce sentiment qui vous pousse l’un et l’autre ?
– Hodierne, vous savez combien nous vous aimons, le père Virgile et moi. Nous vous avons vue naître et grandir. Que se passerait-il, selon vous, si l’on savait au-delà de ces murailles qu’un homme déclaré mort est gardé dans une des chambres du palais, que son cœur bat, mais qu’il gît sans percevoir aucun sentiment ni même la douleur ? Dans le meilleur des cas, on vous penserait folle, à moins qu’on ne vous soupçonne de pratiques de sorcellerie. Je crains qu’alors ne viennent sur nous de grands malheurs, princesse. De grands malheurs.
Hodierne baissa la tête, bouleversée. Houdar avait raison, hélas. Au regard de tous, cette vérité ne pouvait qu’être l’œuvre de puissances occultes et maléfiques. Pourtant, elle releva la tête une nouvelle fois, assaillie par une idée folle :
– Je sais que tu as raison, Houdar, et cependant n’est-ce point un cas magnifique pour la science ? Je crois me souvenir d’une vieille histoire chantée par des
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