Le lit d'Aliénor
s’envola dans sa main et retomba mollement lorsqu’elle la lâcha. Un cri de joie s’étouffa dans sa poitrine. Derrière elle, la servante effrayée marmonnait une prière destinée à éloigner les esprits du Mal. Hodierne se retourna vers elle, le cœur gonflé d’espoir.
– Va, ordonna-t-elle d’une voix affermie par la résolution, et ramène Houdar.
La pauvrette ne se fit pas prier pour sortir de la pièce. Lorsque Hodierne revint à Jaufré, ses paupières étaient retombées et il semblait de nouveau sans vie. La princesse prit alors la main molle dans la sienne. Elle était fraîche, mais non glaciale comme celle de son père la veille de sa mise en terre. Personne n’avait touché le corps du troubadour depuis qu’on l’avait étendu là. « Cela fait deux jours qu’il est mort », songea Hodierne en un éclair. Il aurait dû se raidir depuis longtemps comme n’importe quelle dépouille. Si cela n’était, c’était sans doute grâce à ses prières. Oui, elle en était convaincue, ses prières avaient accompli un miracle. Jaufré de Blaye vivait. Son âme errait sans doute encore quelque part dans un ailleurs inconnu, mais il vivait.
Elle en était à cet instant de ses réflexions lorsque le vieil Houdar, l’apothicaire du palais, entra dans la chambre. Il avait un air grave. Mis au courant par la servante de ce dont elle avait été témoin, il avait jugé bon de se faire accompagner d’un prêtre.
– Houdar, mon bon Houdar ! s’exclama Hodierne sans s’intéresser à l’habit noir du vieux confesseur qui tenait entre ses mains ridées une bible de cuir. Vois ceci !
Elle souleva une fois encore la main et la lâcha. Les sourcils froncés, Houdar regarda la main du troubadour retomber sur le lit, tandis que l’abbé se signait en serrant sur son cœur le précieux ouvrage saint. Houdar s’avança et, avec l’habitude de son métier, s’assit sur le lit et saisit à son tour la main inerte. Il tâta la chair, dans laquelle ses doigts s’enfonçaient aisément. Puis, d’un geste sûr, il chercha le pouls, s’y reprit à plusieurs fois, sans parvenir à le trouver, secoua la tête, comme il faisait à son habitude lorsque quelque chose l’intriguait, et s’abstint de répondre à la question qu’Hodierne répétait :
– Alors ?
Houdar releva les paupières closes de Jaufré et constata que les yeux étaient révulsés, puis il lui ouvrit la mâchoire et s’avisa encore une fois que rien n’était raide.
En désespoir de cause, il se leva et contourna le lit pour dénuder un pied qu’il amena à la hauteur de son visage. Déterminé, il mordit dans l’orteil sans que Jaufré manifestât la moindre réaction. Pourtant, à l’endroit de la morsure, une fine trace rouge montrait que le sang circulait encore.
– Alors ? insista Hodierne.
Houdar secoua la tête, élevant sa grosse voix dans le silence :
– Alors, Votre Majesté, tout cela est bien étrange. Je dirai que cet homme est mort, le test du pied le prouve, de même que celui du miroir l’a démontré lorsque nous l’avons couché sur ce lit : pas un souffle ne sortait de ses narines.
– Je l’ai entendu gémir, Houdar, et vois sur son visage. Il porte encore la trace de cette larme que j’y ai vue couler. Les morts ne pleurent pas.
– Douce Hodierne, il faut voir en cela l’œuvre du démon. Et se hâter de mettre en terre cette dépouille avant que, par quelque magie démoniaque, elle ne reprenne vie et ne massacre tout autour d’elle, professa l’abbé.
Hodierne sentit la colère monter en elle.
– Père Virgile, gronda-t-elle, comment pouvez-vous voir quelque démon dans ce qui est un miracle ! Cet homme est un des chevaliers du Christ et un fervent chrétien. De plus, je suis restée à son chevet sans faillir, accompagnant son repos de prières incessantes. Comment le Malin aurait-il pu s’emparer de ce corps si bien gardé ?
– Ses pouvoirs sont sans limites, ma fille. Prenons garde qu’ils ne nous atteignent grâce à ce subterfuge et activons l’office.
– Je m’y refuse, mon père.
Dressée dans toute sa certitude, Hodierne lui fit face.
– Vous n’avez pas, jouvencelle, à vous interposer devant la volonté divine.
– Mais, mon père, la volonté divine a redonné vie à ce corps, vous ne pouvez enterrer un homme vivant.
– Son âme appartient à Dieu. Elle n’appartient plus à ce corps et, quand bien même il continuerait à vivre sans, ma
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