Le lit d'Aliénor
j’eus envie de crier qu’elle mentait, que je mourais par la faute du poison qu’elle avait versé dans mon verre, mais mon visage ne traduisait rien d’autre qu’une souffrance extrême.
L’image devint floue et une autre scène m’apparut. Je reconnus la silhouette d’Henri qui chevauchait au côté de son père. Il portait une bannière, celle des ducs de Normandie, et derrière eux se profilait une armée de lanciers et de soldats en armures. En face il y avait une autre armée, mille fois plus importante, sous une autre bannière, celle du roi d’Angleterre : Étienne de Blois. À son côté se dressait, telle une injure, l’étendard à fleurs de lys du royaume de France. Le choc était inévitable et pourtant, soudain, Aliénor s’interposa entre ces deux armées. Elle leva ses bras aux cieux, et Louis et Henri se précipitèrent tous deux vers elle, l’épée au poing, poussant des cris de rage. Mais ce fut Henri qui l’enleva le premier. Aussitôt, son armée devint puissante et redoutable. Louis recula, le visage défait. Étienne de Blois poussa un cri de haine. La rage au cœur, mais désespérément vaincu, il planta la bannière de l’Angleterre sur la colline où, avec Louis, il s’était retranché, puis, tous deux tournèrent les talons pour disparaître. Henri, qui tenait Aliénor en croupe, s’élança, et ce fut elle qui, se courbant à toucher terre, enleva le gonfanon et le brandit, sous les acclamations d’une armée gigantesque.
La scène redevint floue, puis le brouillard s’éclaircit, et cette fois je vis des jardins gorgés de fleurs luxuriantes. Un homme assis sur un banc pleurait en silence. Il leva la tête et je reconnus Jaufré. Mais ce n’était pas celui que j’avais quitté, non, son visage était déformé par un rictus douloureux et, lorsqu’il ouvrit la bouche pour m’appeler, aucun son n’en sortit, alors ses larmes redoublèrent. Une femme d’une beauté sublime s’approcha de lui et l’aida à se relever. Mais ses jambes étaient molles comme si plus aucun souffle de vie ne les habitait. Elle dut le soutenir pour qu’il puisse marcher. Progressivement, je vis son pas prendre de l’assurance et le jardin changer comme sous l’influence des saisons. Le visage de Jaufré redevenait paisible, mais pas davantage je n’entendis sa voix. La femme était toujours là, sans cesse à ses côtés, et, lorsqu’il pleurait, elle refermait ses bras superbes autour de lui et l’embrassait sur le front comme un enfant.
Les images se troublèrent une fois encore et de nouveau je me retrouvai étendue, torturée au milieu des dames. Je perçus un cri :
– Seigneur Dieu, regardez, c’est du sang !
Quelqu’un m’écarta les jambes, tandis que ma robe s’imprégnait d’un rouge écarlate. Aliénor se penchait et me parlait ; ses mots mirent longtemps à m’atteindre, puis je finis par les entendre :
– Je t’en prie, Loanna, tu peux le faire, pousse, pousse. Sauve l’enfant, sauve-le !
Au moment où je pris conscience de la déchirure dans mon ventre, la douleur me foudroya, me pliant au-dessus du bassin qui se nappa de sang. Un murmure de stupeur courut parmi les dames. Béatrice blêmit et bredouilla, horrifiée :
– Enceinte, elle est enceinte !
Puis quelque chose s’échappa de moi, et les femmes se signèrent. En vain j’attendis les hurlements de l’enfant. Rien ne vint. Alors, je compris qu’il était mort-né, que Béatrice de Campan avait détruit la seule chose qui me rattachait à la vie, et que je n’avais plus aucune raison de me battre. Mon image se déchira en lambeaux dans l’eau du bassin, une eau plus noire que la nuit.
Je me laissai tomber en sanglotant dans les bras accueillants de la dame d’Avalon, tandis qu’elle caressait mes cheveux épars de sa main douce, comme lorsque j’étais enfant.
Merlin ne souffla mot. Lorsque mes larmes s’apaisèrent, il posa la main sur mon épaule pour que leurs énergies à tous deux me régénérèrent. Pourtant, cette fois, son contact n’éveilla en moi qu’une immense colère. Je me dégageai violemment pour leur hurler à la face :
– Pourquoi ? Pourquoi vous acharnez-vous contre moi ? Je veux mourir entendez-vous ? Vous n’avez pas le droit de me déchirer ! Vous n’aviez pas le droit de me le prendre. Allez-vous-en ! Laissez-moi retourner à la terre, que j’y retrouve les miens, je n’ai plus rien à faire ni de vous ni de rien à
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